Pendant plusieurs mois, Jean a aidé son père qui tenait un kiosque à journaux à Montparnasse. Chronique de journées souvent difficiles rythmées par les arrivées au compte-goutte de clients. 

Souvenirs. Nous sommes un dimanche du mois de décembre, il est 7 heures 30. Pendant que mes camarades de classe dorment, Papa et moi, on se réveille. Il fait un froid polaire, Papa part travailler cagoulé comme Kalash Criminel. Ce n’est pas pour faire un braquage, non. Papa, à 68 ans, retraité de l’Education nationale, va vendre des journaux dans un kiosque sur la place du 18 juin 1940, dans le quartier de Monparnasse. Il est obligé de mettre de côté sa retraite pour payer le loyer, et aussi, pour que son fils ait de la viande dans l’assiette. Moi, je mets mes gants, mon manteau et utilise mon cache-cou comme bonnet. Je vais faire l’ouverture avec lui parce qu’avec l’âge, il a des difficultés à porter les choses lourdes comme les portants des cartes postales et des magnets.

9 heures, on a fini d’ouvrir le kiosque, même avec sa cagoule, je vois que mon père a froid.

– Papa, vas-y, va te réchauffer. Va prendre un café, je vais tenir le kiosque jusqu’à que je parte au
foot.

T’es sûr ?

– Oui Papa, ne t’inquiète pas.

– Merci mon fils.

Lorsque qu’il me dit merci, je décèle dans les yeux de son visage cagoulé, une petite larme à l’œil droit. Est-ce le froid ? Je l’espère.

Mon premier client m’achète L’Équipe, pas content parce que Bastia a perdu. Il me dit qu’il est corse puis s’assoit dans le café d’en face pour lire son journal. Il est vieux, un vieux corse à l’accent qui transporte sur les plages et les marchés méditerranéens. Il a une dent en or, je culpabilise parce que tous les clichés du Corse me passent par la tête. Je m’imagine plein d’histoires sur lui, je me demande si c’est un mafieux ou un indépendantiste. Est-il raciste ? A-t-il participé à des ratonnades anti-immigrés, anti-Maghrébins ? En attendant un deuxième client, je vois un serveur du café d’en face qui m’apporte un café. Il désigne le Corse de la main : « C’est de la part du monsieur là-bas ». Je remercie le serveur et fait un signe de la main au Corse. Je n’aime pas le café mais cette fois-ci, je l’ai bu. La chaleur du geste de ce client m’a fait oublier le goût amer de la boisson. Une fois qu’il a eu fini de lire L’Équipe, il me l’a rapporté. « Merci beaucoup, je vous rembourse le journal et le café », je lui ai lancé. « Non petit, c’est pour moi. Garde-moi plutôt mon parapluie s’il te plaît. Je viendrai le reprendre tout à l’heure », m’a-t-il répondu avec un ton paternel. Malheureusement, tous les clients ne sont pas aussi sympathiques que ce vieux Corse au sourire d’or. La majorité est davantage adepte de l’ignorance du misérable vendeur de journaux. Je dis « bonjour » et le plus souvent je n’ai pas de réponse. C’est insupportable, comme s’il n’y avait pas le temps de me considérer. Ils oublient que je suis un humain. Pour eux je suis un vendeur, ils m’achètent les journaux ou autres multiples produits de mon kiosque comme s’ils achetaient un Kit-Kat dans un distributeur automatique du métro.

De toutes façons, les clients ne sont pas très nombreux, les gens, et moi le premier, s’informent sur Internet. Avec le peu de recettes que font les kiosques aujourd’hui, Lagardère, propriétaire de ces points de vente, a fait en sorte de manger tout le gâteau et de laisser quelques miettes aux autres. Le groupe prend 70 % sur chaque exemplaire de n’importe quel journal vendu, le journal en lui-même prend 15 % , 5 % pour l’imprimeur et 10 % pour le kiosquier. Sur les produits hors-presse, on a une commission de 25 %, c’est pourquoi quand des touristes asiatiques viennent m’acheter des Tour Eiffel, j’avoue, je les arnaque mais parce qu’ils prennent des grosses poignets d’objets touristiques, puis me les présentent en disant : « How-much ? » J’ai compté tous ces trucs sans intérêt qui en aucun cas ne renferment l’âme parisienne puis j’ai annoncé un prix bien plus élevé que le prix réel : « One hundread and fifty euros », répondis-je dans mon plus bel anglais. Ils payent sans rien demander puis repartent dans leur autocar qui n’ont pour but que de leur montrer ce qu’on veut bien leur montrer. Ironie de l’histoire : toutes ces conneries qu’ils m’ont achetées sont fabriquées en Chine, ou dans d’autres pays d’Asie.

Il n’y a pas beaucoup de clients. Le temps est long, je m’occupe comme je peux en lisant le journal Le Monde, je lis un reportage sur l’Irak et la lutte contre Daesh et je me sens privilégié d’être dans mon kiosque. J’écoute un peu de musique, du rap, et Reinette l’Oranaise, sa voix envoûtante m’emporte. Je rêve de Tlemcen dont Papa me parle tant, je rêve du port d’Alger la Blanche, je rêve de mon arrière-grand-mère Étoile ou Nedjma qui marchait dans son village chéri, Nedroma. Je me dis que je vais arnaquer encore plus de touristes asiatiques et emmener ma famille en Algérie. Je lis Le Père Goriot de Balzac, mais le froid m’empêche de me concentrer. J’ai les doigts de pieds gelés : le kiosque est totalement ouvert, malgré un petit chauffage électrique de petite puissance, le vent rentre. Il est 11 heures 20, mon père revient, je vais pouvoir partir au foot. Mon match terminé, je me dépêche de revenir au kiosque pour remplacer mon père qui va manger, se réchauffer et surtout faire pipi. Sinon, les kiosquiers font urine dans une bouteille. Hocine, le gérant principal du kiosque utilise cette technique mais bon maintenant, à chaque fois qu’on passe devant le kiosque quand il travaille, on lui propose de le remplacer pour qu’il aille faire ses besoins.

16 heures, je suis revenu au kiosque, je reprends place derrière la caisse. Papa me dit qu’il n’a pas beaucoup vendu, et espère que j’aurais plus de chance. J’ai des amis qui viennent me voir, ils m’achètent des petits trucs symboliques. On rigole un peu, puis ils repartent chez eux. Soudain, un de mes voisins vient acheter le journal dans mon kiosque. On discute, il prend des nouvelles de ma famille. Avant de partir, ce voisin d’une cinquantaine d’années me demande dans la plus grande sérénité : « Tu as reçu le Playboy? « . D’abord décontenancé par sa requête, je retiens mon rire puis cherche son Playboy. Je ne trouve malheureusement pas son bonheur. « Dommage, fais-moi signe si tu le reçois s’il te plaît », me dit-il en partant. Je peux enfin éclater de rire. Je redeviens rapidement sérieux lorsqu’un client vient m’acheter un énième Journal du dimanche. C’est le journal qui se vend le mieux le dimanche, après Le Parisien. Dans ce quartier, Le Figaro marche bien aussi, cela représente bien la couleur locale. C’est tant mieux car c’est le journal le plus cher de tous : 5 euros 20.

Beaucoup de passants me demandent leur chemin, je leur indique gentiment quand je sais. Je dois faire face aussi à un clochard ivre qui crie devant le kiosque. Une fois, j’ai vu une dame voler un sac pour petite fille, je l’ai laissé parce que je me suis dit que peut-être elle voulait l’offrir à sa propre fille. Je préfère arnaquer des riches touristes que d’incriminer une pauvre mère de famille qui veut faire plaisir à ses enfants. On est tous un peu voleur : un riche dirigeant d’entreprise qui vient m’acheter des souvenirs ne vole-t-il pas une partie de la force de travail de ses employés ? 19 heures 30, il fait nuit, on n’a plus du tout de clients, on commence à fermer. Papa fait les comptes pendant que je range. Résultat de la journée : 150 euros en presse et 200 euros hors presse, ce qui nous fait comme salaire 65 euros pour la journée (10 heures de travail, on est bien en-dessous du smic horaire). On rentre dîner ensemble, avant de regarder le film du dimanche soir. Voilà comment se termine un dimanche au kiosque de Montparnasse.

Cette expérience fût très enrichissante, j’avais déjà du respect pour les petits commerçants notamment pour les épiciers. Parce que quand mon grand père est venu d’Algérie en France, il a tenu une petite épicerie dans le XVIIe, rue Truffaut. Maintenant, je suis encore plus poli et plus souriant avec les caissières, les kiosquiers, les épiciers, les agents qui font le ménage dans le métro…Mon père n’a pas pu continuer à travailler dans ce kiosque car cela coûtait trop cher au gérant par rapport à ce que cela rapportait. Depuis que cela s’est arrêté, je savoure tous mes dimanches. Ce qui est certain, c’est que papa cagoulé a beaucoup plus de flow que Kalash Criminel.

Jean BEN AYCH

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