Avec ses polos d’étudiant et ses phrases chocs, Jean Druel détonne dans le paysage religieux. Ce prêtre parfaitement arabophone, directeur de l’Institut dominicain d’études orientales au Caire (IDEO) depuis 2014, vient de publier Je crois en Dieu, moi non plus – Introduction aux principes du dialogue interreligieux. Un essai sous forme de boîte à outils pour nous aider à sortir des débats stériles. Interview.

Le Bondy Blog : En tant que directeur de l’IDEO, votre mission principale est de mener différents dialogues interreligieux avec des étudiants et chercheurs musulmans mais également avec les cheikhs d’Al Azhar, l’institution de référence de l’islam sunnite. Quel est le but de ces échanges ?

Jean Druel : Le dialogue auquel on participe entre le Vatican et Al Azhar est très différent de celui qu’on mène avec les chercheurs et étudiants, musulmans et chrétiens, fréquentant l’Institut. Avec le Vatican et Al Azhar, on participe à des réunions très courtes où on essaye d’aborder des questions qui fâchent. Par exemple on a eu une séance sur la question de la violence : pourquoi Al Azhar a l’impression qu’on est obsédé par la question et pourquoi nous, les catholiques, on a l’impression qu’ils fuient la question ? On voit les causes religieuses de la violence musulmane alors que les cheikhs ne voient pas le rapport avec la religion. C’était très intéressant de comprendre pourquoi on ne se comprend pas, comprendre quels sont nos points de vue respectifs. Mais on garde les détails de ces discussions pour nous, pour la recherche car c’est compliqué à communiquer au grand public sur des questions d’épistémologie [étude de la connaissance scientifique, des postulats et méthodes scientifiques, ndlr]. Ce qui sort dans les médias après ces réunions, ce sont des déclarations communes pour dire qu’on est contre la violence. Ça n’apporte rien au débat intellectuel mais ce qui est important, c’est que les gens de la rue vont voir une photo, un titre. Symboliquement c’est très puissant.

Le Bondy Blog : Est-ce que le dialogue interreligieux peut lutter contre le terrorisme perpétré au nom de la religion ?

Jean Druel : Le dialogue interreligieux n’est pas une arme contre le terrorisme. C’est naïf de vouloir l’instrumentaliser pour détruire le terrorisme et on risque d’être vite déçu. Il faut des moyens armés et bien plus. On a dépassé un tel seuil qu’on ne peut pas se retrouver autour de la table comme ça… Prenez l’ETA [groupe terroriste indépendantiste basque, ndlr], ça a pris des années pour en sortir. En revanche, le dialogue interreligieux a des effets tangibles sur ceux qui le pratiquent : ils vivent mieux ! On a moins peur des autres et de la diversité. On ne se sent pas en permanence agressé par ce qui se passe. Je le fais pour vivre en paix avec les gens autour de moi, pas pour combattre les terroristes.

Le Bondy Blog : Diriez-vous qu’il y a plus de dialogue entre chrétiens et musulmans aujourd’hui qu’hier ?

Jean Druel : Oui car on est condamné à dialoguer. La situation est tellement explosive qu’on ne peut plus vivre dans un état de nature où on était tous copains. On entend beaucoup en Égypte la phrase : « c’est plus ce que c’était, avant, on vivait tous ensemble dans les mêmes immeubles, les mêmes écoles et on ne se posait même pas la question de qui était chrétien, musulman ou juif ! » Le contexte a changé, les choses sont beaucoup plus polarisées aujourd’hui donc forcément il y a plus de dialogue formel.

Le Bondy Blog : La religion est devenue omniprésente dans l’actualité, particulièrement en France. Et pourtant ces débats semblent souvent tourner en rond et n’aboutir qu’à des prises de positions de plus en plus antagonistes. Comment en sortir ?

Jean Druel : On tourne rond parce que personne n’est prêt à changer. Or le dialogue interreligieux ne mène à rien si personne n’est prêt à bouger. Le contexte de ces débats est souvent polémique et oppose souvent une majorité face à une minorité. Résultat : chacun se réfugie dans des positions identitaires. Une fois qu’on a dit : « le voile ne fait pas partie de la culture française », bon bah super et donc on fait quoi ? A-t-on le droit d’interroger ce qu’est la culture française ? Il faudrait qu’on accepte de faire de la place. Oui, la société française est multiculturelle et multi-religieuse, c’est un fait et il y a plusieurs façons d’être français.

Quand, en face, on a le discours suivant : « le voile fait partie des obligations musulmanes », on tombe aussi dans un discours identitaire, car c’est faux. Le voile est tout à fait négociable. C’est tout l’enjeu du fiqh [la jurisprudence en islam, ndlr]. Il y a quatorze siècles de jurisprudence pour adapter la charia au contexte. Ça n’a pas de sens de vouloir importer un islam « tout prêt » au sens de prescriptions gravées dans le marbre.

Le Bondy Blog : Vous nous incitez à questionner la religion, à la désacraliser, mais parfois la frontière est mince entre la critique de la religion et celle des croyants. Où placer le curseur ?

Jean Druel : Pour moi, ce n’est pas une question de curseur mais de domaine. Ce n’est pas parce que je critique le discours du pape que je te critique. Si je dis que dans ma culture, le voile signifie l’oppression, je ne suis pas en train de dire que je n’aime pas l’islam ou que je ne t’aime pas comme musulmane. Je dis juste que dans ma culture, d’un point de vue objectif, le voile est rapidement assimilé à un symbole d’oppression machiste. Or beaucoup de personnes n’ont pas l’habitude de distinguer les différents niveaux d’énonciations : ce qui ressort du culturel, de l’historique, de mon sentiment. Quand on dialogue, il faut prendre le temps de distinguer ce que dit l’autre : est-il en train de m’agresser personnellement ou est-ce qu’il est en train de dire une vérité objectivement mesurable ?

Le Bondy Blog : Vous distinguez en effet dans votre livre quatre types d’énoncés : le scientifique (« Jésus et Mahomet sont des personnages historiques »*), le dogmatique (« Dieu existe »*), le symbolique (« Le Coran est présence de Dieu »*), le sentimental (« La messe m’ennuie »*). Vous nous dites qu’avant de se lancer dans un débat sur la religion, il faut avoir des connaissances solides en théologie. Finalement, vous nous incitez plus à nous taire qu’à dialoguer ?

Jean Druel : Je ne suis pas élitiste mais exigeant. Ce que je propose, c’est une éthique de la parole. Si vous vous embarquez dans une discussion théologique, ça ne suffit pas d’arriver avec ses bons sentiments. Il faut une formation théologique. Idem si la discussion porte sur l’histoire de la religion. On ne peut pas juste balancer des trucs sur ce qu’on ressent. Il faut dialoguer au même niveau, soit théologique, soit scientifique, soit sentimental, soit symbolique et ne pas tout mélanger. Alors oui, pour moi le dialogue, c’est 80% de temps d’écoute. Il y a une aussi une très grosse partie de digestion. Après le dialogue, quand je suis seul, je me dis « tiens cette réponse m’a fait réagir, pourquoi ça m’a choqué, qu’est-ce ça a fait bouger chez moi ? » C’est à ce moment que le dialogue produit ses effets.

Le Bondy Blog : Est-ce qu’en France notre culture universaliste et laïque nous empêche de rentrer dans cette éthique du dialogue interreligieux ? 

Jean Druel : En France, on a évacué la théologie de l’université car beaucoup pensent que c’est du catéchisme. Ça n’a pourtant aucun rapport. La conséquence, c’est qu’aujourd’hui beaucoup de chercheurs sont démunis pour penser le fait religieux. Ils l’étudient de manière sociologique, politique, économique, psychologique, mais ils sont totalement démunis pour penser la foi. On ne peut pas étudier les phénomènes de croyances uniquement sous l’angle culturel ou sociologique. La foi est au croisement de mon sentiment, de l’histoire, des connaissances. À la limite, on pourrait être un chercheur athée et un excellent théologien, c’est un champ disciplinaire à part entière.

Cette lacune française explique qu’on est un peu en panique face au phénomène religieux. On va d’un extrême à l’autre. D’un côté, le discours « le terrorisme islamiste n’a rien avoir avec la religion » signifie qu’on prend les djihadistes pour des débiles mentaux. On justifie leurs actes par le chômage, le fait qu’ils soient déboussolés en France. C’est extrêmement dédaigneux de nier ce qu’ils disent eux-mêmes de leurs motivations religieuses. À l’autre extrême, on trouve le discours « islam= terrorisme », malheureusement assez présent dans les milieux catholiques. Or il y a quatorze siècles de tradition musulmane derrière nous. Si l’islam était terroriste par essence, ça se saurait et on n’aurait aucun répit ! La théologie n’explique pas tout du terrorisme, mais elle n’est pas totalement inutile non plus.

Le Bondy Blog : Au-delà de votre livre, quels conseils pouvez-vous nous donner pour nous aider à comprendre et parler de religion ?

Jean Druel : Il y a beaucoup de livres savants et de thèses sur la question. Mon livre est à prendre comme un couteau suisse pour le grand public, pour ceux qui n’ont pas l’habitude de parler religion mais qui aiment ça ou sont attirés par ce sujet. C’est une invitation à rencontrer des gens. Plus que des livres, je conseillerai de sortir de chez soi, de parler de foi avec d’autres.

Essayez de voir le monde comme d’autres le voient. Par exemple une amie avait fait l’expérience de porter le voile et de se balader une journée au Pays-Bas et d’en parler ensuite avec ses amies musulmanes. Ce n’est pas de l’hypocrisie mais un test socio-culturel. Tu vois ce qui se passe et tu nous racontes. Ça permet de voir le monde autrement.

Rentrez dans une mosquée ! Pareil avec une synagogue ou un temple protestant. Très peu de catholiques ont assisté à un culte protestant le dimanche, c’est délirant ! Allez-y, vous verrez le monde autrement et réaliserez que la réalité est plus complexe parce que nos sens nous trompent. On a l’impression qu’on voit la réalité telle qu’elle est. En fait, on ne la regarde qu’à travers notre propre prisme. Mon but est d’inciter les gens à sortir et d’enfiler d’autres lunettes.

Propos recueillis par Ariane LAVRILLEUX

*Extraits de Je crois en Dieu, moi non plus  Jean Druel, Editions du Cerf.

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