« Hep toi ! T’as du feu ? » Ils ont 13 ou 14 ans tout au plus. Un grand ado longiligne flanqué d’un petit, à sa droite, au pied d’une immense barre d’immeuble aux fenêtres de laquelle pendent quelques drapeaux espagnols. L’air moqueur, ils alpaguent un étranger qui vient de pénétrer d’un pas incertain dans le quartier de La Mina, à Sant Adrià de Besòs, dans la banlieue de Barcelone. « Je ne fume pas », répond l’étranger. « Moi si », rétorque crânement le petit avant de s’éloigner en ricanant.

Quelques mètres plus loin, devant le commissariat, les drapeaux espagnol et catalan flottent côte à côte dans la brise tiède de ce 10 octobre. Pourtant, dans quelques heures, le président catalan, Carles Puigdemont, doit s’exprimer devant le parlement, neuf jours après le référendum d’autodétermination du 1er octobre. Proclamera-t-il l’indépendance de façon unilatérale ? La Catalogne retient son souffle mais à La Mina, on ne se sent pas vraiment concernés.

Pourtant, la crise provoquée par la consultation éprouve durement le pays. Elle est montée d’un cran en début de semaine entre Madrid et les indépendantistes catalans après la détention de deux leaders du mouvement d’autodétermination. Ce matin, le dirigeant séparatiste catalan, Carles Puigdemont, a affirmé que l’indépendance de la Catalogne sera déclarée si l’État décide de déclencher l’article 155 de la Constitution. Ce texte permet de suspendre, entièrement ou en partie, l’autonomie d’une région si celle-ci viole ses obligations légales. Réponse du chef du gouvernement Mariano Rajoy : un conseil des ministres extraordinaire est convoqué samedi pour poursuivre le processus d’adoption de l’article 155 de la Constitution. Le 1er octobre dernier, malgré l’emploi de la force décidé par le gouvernement espagnol et une participation limitée, le peuple catalan a voté « sí » avec 90 % des voix pour l’indépendance de la Catalogne.

Le « sí » à l’indépendance de la Catalogne l’a largement emporté le 1er octobre dernier.

« Un roi meurt, un autre le remplace. Qu’il soit a Madrid ou à Barcelone, pour nous, c’est pareil. Ce sont tous des voleurs »

Alors que dans le centre-ville de Barcelone, le « sí » est omniprésent, accroché aux balcons, inscrit sur des stickers ou tracé sur les murs à la peinture blanche, à La Mina, les habitués du snack-bar de la Fantasia, qui affiche fièrement la bannière gitane sur un mur, semblent éloignés de ces préoccupations politiques. « C’est un autre monde ici. Il y a beaucoup de Gitans à La Mina », explique Raúl Fernandez, 28 ans, assis au comptoir. Devant l’établissement, tables et chaises occupent les deux bords d’un passage étroit dans lequel s’alignent bars et restaurants, au pied de l’un des imposants blocs d’immeubles du quartier. Les terrasses sont pleines. Les jeunes plaisantent bruyamment. Les hommes plus âgés jouent aux cartes. Tout le monde se connaît. Mais pas un mot de catalan. « Nous faisons partie de ceux qui sommes le moins impliqués dans cette histoire », estime Paqui, quelques rues plus loin, en tirant un café derrière le comptoir de son bar. Francisca Jimenez Martos, de son vrai nom, tient le San Martiño 2 depuis 16 ans. Elle en a 56 et parle avec un léger accent andalou.

« Paqui », derrière le comptoir de son bar, le San Martiño.

La vie peut être rude à La Mina. « Dans la commune de Sant Adrià de Besòs, à la périphérie de Barcelone, les revenus et le niveau culturel sont assez bas, explique une employée du service social de la mairie. Le chômage est importantLes habitants souffrent de difficultés économiques, de logement, de lien social et de difficultés d’apprentissage. Par exemple, il y a beaucoup d’absentéisme dans les écoles. La Mina est le quartier le plus difficile ». Il accueille 28 % des habitants de la commune mais il concentre à lui seul 41 % des bénéficiaires de l’aide sociale. Le secteur fait également face au trafique de drogue, à la population de consommateurs qu’il attire et à la violence des règlements de comptes dont se délecte la presse locale.

« Beaucoup considèrent que cette histoire d’indépendance ne changera rien à leur quotidien. Ils sont dans leurs préoccupations plus concrètes », constate Paqui. Juan*, 46 ans, se tient debout devant le San Martiño 2, bras croisés, visage fermé. « Un roi meurt, un autre le remplace, lâche-t-il. Qu’il soit a Madrid ou à Barcelone, pour nous, c’est pareil. Ce sont tous des voleurs. » La défiance vis-à-vis de la classe politique est généralisée en Espagne. Le pays a vu se succéder les scandales de corruption, émanant du Parti populaire (PP) comme du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), les deux grandes formations qui ont dominé la vie politique depuis la fin de la dictature de Francisco Franco en 1975. Mais le phénomène est encore plus marqué à La Mina qu’ailleurs. « Le quartier a été fondé à l’époque de Franco, raconte Daniel Martínez Heredia, responsable du centre civique de Sant Adrià de Besos, une structure sociale de proximité mise en place par la Generalitat [le gouvernement catalan, ndlr]. Depuis le début, la politique consistant à faire s’entasser ici toutes les personnes venant des bidonvilles de Barcelone a été un acte politique d’abandon. » Daniel, 33 ans, vient lui-même de La Mina et fait partie de la communauté gitane.

« Moi, je me sens à la fois Catalan et Espagnol »

« Ici, beaucoup sont issus de l’immigration andalouse et ne sentent pas particulièrement catalans, rappelle Paqui. Il y a pas mal d’enfants d’Andalous venus en Catalogne après la guerre [guerre civile de 1936-39, qui a laissé certaines régions à genoux NDLR] ». Elle-même est fille d’immigrés andalous. Elle reste prudente, cependant, quand il s’agit de se positionner sur l’indépendance. « Je ne me sens rien du tout ! C’est ici que je vis. Tant qu’il n’y a pas de conflit, je m’en fiche ». Mais au comptoir, Jordi Flores, 20 ans, tranche sans concession : « Moi je suis Espagnol. J’habite en Espagne. Point ».

Jordi Flores, 20 ans : « Je suis Espagnol. J’habite en Espagne. Point »

Le snack-bar Fantasia ne déborde pas non plus de ferveur nationaliste catalane. C’est le sentiment d’être mis à l’écart qui domine. « Ils ne nous prêtent aucune attention à nous, les Gitans », s’indigne Kevin*, 26 ans. « Moi, je me sens à la fois Catalan et Espagnol. Je parle catalan aussi, fait valoir Raúl Fernandez. Mais la Catalogne ne veut pas de nous, parce que nous ne parlons pas bien la langue », regrette-t-il. Sur le papier, le catalan et le castillan (l’espagnol standard) sont les deux langues officielles de la communauté autonome. Dans les faits, une bonne maîtrise de la langue locale facilite largement l’accès aux services. Par exemple, le site internet de la mairie de Sant Adrià de Besòs est exclusivement en catalan.

« Les gitans ne se sentent pas particulièrement espagnols non plus », tempère le responsable du centre civique. La minorité souffre d’une discrimination tenace en Espagne. Nombre des quartiers les plus difficiles du pays sont des quartiers gitans. Les préjugés à leur encontre n’ont pas disparu malgré des siècles de présence.

« Je ne comprends pas bien pourquoi ils veulent l’indépendance. C’est un peu comme un enfant qui renie son père »

Aux fenêtres des barres d’immeubles du quartier, la bannière espagnole domine largement. « Je ne comprends pas bien pourquoi ils veulent l’indépendance », confie Felipe*, le tout jeune gérant du Fantasia, en préparant un burger. Il a 20 ans, et ne se sent pas particulièrement espagnol. Il est d’origine portugaise, mais parle parfaitement le castillan. « C’est un peu comme un enfant qui renie son père. Ce n’est pas bien », estime Kevin au milieu du brouhaha que déclenche le sujet. Tout le monde prend le sujet avec beaucoup de distance mais personne ne voit l’indépendance d’un bon œil.

« Avec ces événements, le fait de ne pas savoir ce qu’il va se passer provoque une certaine crainte, analyse Daniel Martinez. Nous sommes en Espagne depuis les années 1 400. Nous savons à quoi nous attendre. Mais la minorité gitane a toujours plus à perdre que les autres face au nationalisme. Elle a déjà souffert des coups durs par le passé ».

En fin d’après-midi, dans le centre-ville de Barcelone, une foule compacte s’est massée devant l’Arc de Triomphe. Un écran géant a été tendu. Carles Puigdemont est en retard. Dans une poignée de minutes, le président de la Generalitat assènera : « La Catalogne a gagné le droit d’être indépendante », avant de mettre la proclamation d’indépendance en suspens pour demander un dialogue avec Madrid. Au Fantasia de La Mina, autre ambiance. Les jeunes discutent. Le père de Felipe joue aux cartes sur la terrasse. À la télé, les flics de la série Hawaii 5.0 se démènent contre les méchants. Personne ne leur prête la moindre attention. Dans son bar, Paqui tire des cafés. Dans le quartier, les gamins tournent en vélo. À La Mina, c’est un jour comme un autre.

Alban ELKAÏM

*Prénom modifié

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