Une dizaine de personnes remplit la petite salle de Bagnolet ce samedi 2 décembre pour la première réunion du Front de Mères dédiée aux dangers du numérique.« Les écrans sont-ils les amis de nos enfants ?« , interroge le collectif. A l’arrière-salle du centre social de la Fosse aux Fraises, les enfants jouent, crayons de couleurs en mains, pendant que les parents remettent en question la consommation d’écran dans la cellule familiale. « L’utilisation du numérique par les enfants, c’est un sujet souvent posé de façon très positive dans le débat public », commence Fatima Ouassak, 41 ans, organisatrice de la réunion. Elle rappelle, pour mettre en garde, que ce sont dans les écoles des quartiers populaires que le numérique est sur-présent.

La parole circule dans la salle : des mères de familles racontent leurs expériences des écrans et le changement dans leur foyer lorsqu’elles ont décidé de le contrôler. « Avant chacun était dans son coin. J’ai limité les écrans et aujourd’hui, j’ai de nouveau une fratrie à table. Tout le monde veut prendre la parole et échanger ». Une autre maman, Anissa Baaziz, enchaîne. « Je voyais mes enfants être speed tout le temps. Aujourd’hui, il y a un net progrès dans leur attitude et ça se ressent jusque dans leurs travaux à l’école ». 

Le chorégraphe Messaoud Azerou a fait le déplacement pour présenter son spectacle « Sans le Savoir » qui « tente de réveiller les consciences endormies » sur l’addiction au numérique. Il se souvient de sa prise de conscience. « Pour moi, la télé c’était un peu comme un grand frère. Dernier d’une famille de dix enfants, je n’allais pas changer grand chose au sein de ma famille de toute façon ! », plaisante-il. « Mais un jour, je vois mon fils zapper. Il ne zappe pas sur 6 chaînes comme nous à l’époque, non, il en a 500 à écouler. J’ai pris peur de voir mon enfant face à cet écran et ses effets. J’ai alors coupé la télé et je l’ai calmé ». Il continue son récit en évoquant les fois où son fils lui parlait et qu’il ne le regardait pas dans les yeux, accaparé par une vidéo. Le chorégraphe décide alors de monter ce spectacle avec des slameurs, des comédiens et des danseurs hip-hop pour « susciter l’introspection et dénoncer la dépendance ». Des objectifs partagés par le Front De Mères qui souhaite faire venir ce spectacle gratuitement à Bagnolet.

Le premier combat, la défense d’une cantine végétarienne à l’école

Trouver des outils concrets collectivement pour le bien-être des enfants, c’est l’objectif de l’association du Front de Mères créée fin 2016 par Fatima Ouassak, politologue, consultante en politiques publiques et Diariatou Kebe, auteure de « Maman noire et invisible« . La thématique du numérique vient s’ajouter à une liste déjà bien longue : une cantine de qualité pour tous, l’orientation au collège, la réussite scolaire, la place des parents dans l’école, la transmission des langues de l’immigration et la représentation positive des enfants. Mais rien de fixe ni d’exhaustif. La liste se rallonge au rythme des observations des parents et des besoins concrets constatés pour les enfants. Depuis, par exemple, des ateliers alimentaires sont organisés dans une démarche d’éducation populaire à destination des enfants et des parents. Tout cela avec en toile de fond, la dénonciation des inégalités scolaires entre établissements des périphéries et ceux des centres-villes.

Aux origines du Front de Mères, un collectif « Ensemble pour les Enfants de Bagnolet » (EEB) à l’initiative lui aussi de Fatima Ouassak, habitante de la commune. Au départ, 7 mamans se joignent à elle dont trois végétariennes et une végane. C’est la défense d’une cantine végétarienne à l’école qui va former leur premier combat associatif. Pour Fatima, cette revendication était perçue par certains comme une lutte pour le halal à l’école, regrettant que la réflexion du collectif sur des problématiques de santé publique, ait été réduite à néant dans les regards extérieurs. « On nous demandait presque ‘allez dites la vérité’! Moi j’arrivais à l’école de mes enfants avec une boule au ventre », se souvient Fatima Ouassak. « C’est difficile de militer sur les questions d’éducation puisque vous confiez vos enfants à des gens que vous pouvez potentiellement critiquer et dénoncer ».

Pour appuyer l’universalité de leur discours, les mères de famille créent un questionnaire qu’elles distribuent à la sortie de plusieurs écoles de Bagnolet entre février et avril 2017. Résultat : sur les 209 parents qui répondent, 96% se disent favorables à l’instauration d’un menu végétarien à la cantine scolaire. « Ce sont des thématiques universelles, qui touchent tout le monde », fait remarquer Fatima Ouassak. Elle cite d’ailleurs la proposition de loi en ce sens portée par Yves Jégo, député (UDI-les constructifs) de la Seine-et-Marne. Fatima Ouassak et les autres mères ont déjà été reçues une première fois par la mairie de Bagnolet pour présenter le résultat du questionnaire. « Sur cette base, la mairie a lancé un diagnostic pour évaluer ce que les enfants avaient dans leurs assiettes, la qualité nutritionnelle et l’équilibre des repas. On attend les résultats début 2018. Sur cette base là, la mairie prendra sa décision », précise Fatima Ouassak. Les mères de famille ont bon espoir que cette revendication passe au niveau national. Elles ont même rédigé un manifeste pour une alternative végétarienne à la cantine à vocation nationale. « Mais pour avancer sur ces questions, on doit continuer à travailler en collaboration avec les acteurs de l’éducation. On est là pour avancer sur le long-terme, on n’a pas le choix ».

EEB compte une quinzaine d’organisatrices et d’organisateurs présents dans plusieurs quartiers de Bagnolet : l’Eglise, la Capsulerie, Malassis, Anatole France…

« Avec le Front de Mères, on veut à tout prix éviter les discours hors-sol »

L’obsession de Fatima Ouassak : être ancré localement et que chacun puisse s’approprier la démarche pour l’adapter aux spécificités du terrain. « On veut à tout prix éviter les discours hors-sol ». C’est pour ancrer ce mouvement local au niveau national que Fatima Ouassak et Diariatou Kebe créeront le Front des mères. Le premier temps fort aura lieu le 24 mai 2017 avec l’organisation de la première édition des Etats généraux du « Front de Mères » à Montreuil, une journée d’échanges et de réflexions autour de la place des parents dans les écoles des quartiers populaires et un état des lieux des discriminations à l’encontre des élèves.

Aujourd’hui, le Front de Mères compte de plus en plus d’émanations locales : Sartrouville, Roubaix, Marseille, Sevran, Paris 19ème, Limoges. En octobre 2017, le Front de Mères s’est rendu à Bordeaux à l’invitation de l’association « Partage » pour échanger avec des mères de familles dans l’optique de se former et de créer leur propre collectif. A Montreuil, des mères de familles réfléchissent aussi à s’inspirer du Front de Mères. « Nous voyons que nous inspirons plein d’autres villes ! Il faut que les mamans sachent que nous les attendons et que nous avons besoin de bras pour nous organiser ! », se félicite Nora, une mère membre d’EEB. « A chaque fois, ce sont des collectifs de parents qui veulent par exemple travailler sur l’alternative végétarienne et nous demandent comment faire », précise Fatima OuassakTous collectifs confondus, le Front de Mères recense une petite centaine de personnes.

« Nous ne pouvons accepter le déni quant aux discriminations structurelles que nos enfants subissent à l’école »

Les enfants de Fatima Ouassak n’ont que cinq et deux ans, elle sait que le combat qu’elle a entamé ne fait que commencer. « Je me dis que le plus dur est à venir, comme le collège, le lieu où on conditionne nos enfants noirs et arabes à leur sort professionnel, à la résignation », déclare-t-elle. Pourtant, lorsqu’on lui parle de sa relation à l’école en tant qu’élève et non pas en tant que mère, elle sourit. « Ca s’est très bien passé, j’ai même de très bons souvenirs de l’école et c’est justement pour ça que je veux que mes enfants soient tranquilles et vivent la même expérience ». 

Le 4 décembre dernier, le Front de Mères signait une tribune sur Mediapart pour dénoncer le racisme en milieu scolaire. « Alors que nous voulons mieux comprendre le système scolaire pour mieux accompagner nos enfants, l’école nous ferme trop souvent la porte, quand elle ne nous infantilise pas. (…) Nous ne pouvons accepter le déni quant aux discriminations structurelles que nos enfants subissent à l’école. Car dénier, c’est vouloir empêcher la prise de conscience collective et le débat démocratique, et surtout empêcher que les choses changent. (…) Voilà pourquoi nous nous organisons en tant que parents des quartiers populaires, collectivement, et politiquement : pour voir nos enfants grandir heureux, confiants, ambitieux, et respectés dans leur dignité, dans une société plus juste et égalitaire ».

« Nous voulons être force de proposition : des locomotives, pas du poil à gratter ! »

Pour Anissa Baaziz, membre d’EEB, le fait d’être un collectif est une force face à l’institution scolaire. « On se sent plus impliqué dans l’école de nos enfants. Aujourd’hui, je suis régulièrement au téléphone avec la directrice. Nous sommes plus entendues qu’avant ». « On est un collectif diversifié, composé de personnes ayant des catégories socioprofessionnelles différentes, poursuit Nora. Cela nous permet d’être porte-paroles de parents démunis tout en répondant à des questions auxquelles tous peuvent s’identifier ». Prochaine échéance en février 2018 lors des journées de travail du Front de Mères.

La réunion sur l’impact du numérique dans la vie familiale n’aura attiré qu’une dizaine de personnes. « On attendait plus de participants mais c’est une première, un début, sur cette thématique », confie Fatima. « Nous voulons être force de proposition : des locomotives, pas du poil à gratter ! Notre ambition : devenir un réel syndicat de parents d’élèves à long-terme ».

Amanda JACQUEL

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