#RÉTROBB2017 En janvier 2017, le Bondy Blog a ouvert ses colonnes à Mariame Tighanimine, entrepreneure originaire de Mantes-la-Ville (Yvelines), chargée d’enseignement en entrepreneuriat à Sciences Po Paris, qui a souhaité rétablir quelques vérités sur le business made in Banlieue. Tribune et coup de gueule !

Début décembre, Uber lancait un concours pour entrepreneurs intitulé « UberPITCH dans les quartiers », avec à la clef pour l’heureux gagnant 15 000 euros, une couverture médiatique et du mentoring. C’est génial, me direz-vous, qu’une boîte américaine mondialement connue s’intéresse à une population à qui l’État et les acteurs de l’écosystème entrepreneurial (le VRAI hein, celui de Paris, des startups, des fonds d’investissement, de la BPI, des incubateurs et des écoles de commerce !) ne témoignent que peu de considération. Seulement, une première édition de ce concours s’est déjà tenue en juin dernier. À l’époque, l’UberPITCH était à la recherche je cite « des meilleures startups françaises et européennes ». Les finalistes avaient eu la chance de rencontrer le boss d’Uber à Berlin afin de lui présenter leurs projets et les gagnants de la compétition voyaient même l’entreprise investir dans leur structure. Aucune précision n’avait été donnée sur la position des entrepreneurs par rapport au périphérique parisien ou aux quartiers nord de Marseille. Pourquoi cette fois-ci avoir choisi de le faire ?

Non Uber, les entrepreneurs des « quartiers » n’ont pas besoin d’être stigmatisés pour entreprendre

Je le dis tout de suite, je n’ai rien contre Uber. Quoi qu’on puisse en penser, on ne peut nier son caractère innovant et son impact sur l’économie et les nouvelles technologies. C’est aussi une boîte qui me permet de prendre ma petite revanche sur les taxis qui n’ont eu de cesse de m’arnaquer quand j’étais bloquée à Paris à cause de problèmes de train et que je n’avais pas d’autres choix que de faire appel à eux pour rentrer dans mon lointain et enclavé 78. Dans l’absolu, je n’ai rien non plus contre cette initiative. Je n’émets pas de jugement sur les intentions des initiateurs même si le concours est en partie l’œuvre du bureau parisien bien masculin, bien blanc, bien né et bien déconnecté de la réalité vécue par une certaine jeunesse, discriminée même lorsqu’elle est diplômée.

À ce propos, je me rappelle des propos de Stéphane Ficaja, directeur des opérations Uber, lors de l’inauguration de leur centre d’accueil pour chauffeurs à Aubervilliers, à qui  le Bondy Blog avait demandé s’il s’agissait d’ »une implantation qui favorisera le recrutement des diplômés des quartiers ? » et qui avait répondu : « L’origine géographique ne fera jamais partie de nos critères de recrutement ». On peut volontiers rire de cette réponse parce que l’origine géographique compte assez pour Uber lorsqu’il s’agit de recruter des Moussa et des Rachid des Beaudottes et du Val d’Argent pour devenir chauffeur.

Ce qui me dérange dans tout ça, c’est qu’en 2017, on en soit encore à devoir faire des concours rien que pour les banlieusards car vous comprendrez qu’« entrepreneurs des quartiers » n’est qu’un euphémisme pour désigner les semblables de la grande majorité des chauffeurs Uber à savoir des banlieusards des cités, majoritairement Noirs et Arabes. Ce qui m’embête, c’est que c’est une boîte à l’avant-garde qui valide cette logique d’exclusion et qui va même plus loin en faisant la distinction nette entre d’un côté des entrepreneurs à la tête de « startups françaises et européennes » et de l’autre des entrepreneurs des « quartiers ».

Comment peut-on encore aujourd’hui caractériser des personnes en utilisant leurs lieux de vie bien souvent subis ? Pourquoi les assigner à une catégorie qui, comme on le sait, est l’une des plus réductrices et handicapantes qui soit en France ? Est-ce qu’un jour dans ce pays, on finira par comprendre que les personnes qui peuplent les « quartiers » n’ont pas besoin d’être stigmatisées pour entreprendre ? Qu’elles le font bien avant que cela ne devienne une mode et que le business a souvent été la seule opportunité face à un marché du travail discriminatoire ?

Dans les « quartiers », on entreprend depuis bien longtemps et on inspire même les plus grands

Dans les années 90, de grandes marques françaises comme Lacoste ont raté le tournant durant lequel la mode est entrée dans le sport et le sport dans la mode. Cela n’a pas échappé à des créateurs de banlieues qui ont lancé des marques comme Bullrot, Adedi, Bilal, M.Dia ou encore Airness, des griffes alliant sportswear et streetwear. Si certaines ont disparu, d’autres ont vu le jour et continuent d’exister comme WatiB et Ünkut, toutes deux affiliées à des labels et artistes. Encore aujourd’hui, ces marques de la rue sont à part dans l’univers de la mode et du textile français alors même qu’elles accomplissent de véritables prouesses économiques en France comme à l’étranger, si l’on compare les moyens qu’elles mobilisent et les résultats qu’elles obtiennent. Elles inspirent même le prêt-à-porter haut de gamme comme Kenzo qui, en 2012, a lancé un sweatshirt à tête de tigre brodée qui fait encore un carton quatre ans plus tard. Ces inspirations concernent d’autres domaines et d’autres acteurs. Comme avec les pays émergents, les grands groupes n’hésitent donc pas à faire de l’ »innovation inversée ». Plusieurs autres exemples peuvent être cités.

Les alimentations générales et autres épiceries ethniques ont développé un savoir-faire et des services inédits longtemps inégalés qui ont poussé les géants de la distribution a créé des Carrefour City, Monop’ et A2pas avec l’intention de faciliter la vie de ces citadins débordés mais surtout, de dépasser le modèle vieillissant de l’hypermarché. Autre exemple, celui des vendeurs appelés de rue. Au cœur des cités ou à la sortie des métros et rues des grandes villes françaises, ils proposent des bouteilles d’eau, des roses, des épis de maïs ou marrons chauds, des canettes et glaces à l’unité. Certains vendent même des services comme la location de chichas livrés à domicile ou aux pieds des immeubles et barres HLM. Ces pratiques n’ont pas échappé à des multinationales traditionnellement B-to-B-to-C comme Danone, Coca-Cola, Nestlé ou encore Mondelēz, à la recherche de canaux de distribution alternatifs à la grande distribution et donnant directement au consommateur. Evian, marque du groupe Danone, a lancé en 2013 la « Goutte », une petite bouteille d’eau design de 20 cl à 1 euro vendue je cite de « manière nomade, directement au consommateur et dans la rue ». Avec mon associé, nous avions travaillé avec eux et leur cellule Direct-to-Consumer afin d’appliquer cette offre de vente directe à tous les produits Danone en faisant le lien entre la plateforme virtuelle evianchezvous.com et la vie réelle (home, street, office…).

L’économie collaborative à la mode en banlieue bien avant les incubateurs parisiens

Si l’on devait employer les termes « in » des startups disruptives de l’économie collaborative, nous dirions que les services on-demand étaient à la mode en banlieue bien avant qu’ils ne le soient dans les incubateurs parisiens. La livraison à la demande ou du dernier kilomètre, le co-voiturage urbain, la réparation d’appareils électroniques, le transfert d’argent, autant de secteurs aujourd’hui investis par les diplômés d’écoles de commerce qu’on traite comme des génies du business et qui, encore une fois si l’on compare les moyens mobilisés et les résultats obtenus, n’ont vraiment pas de mérite. Malheureusement et comme cité plus haut, c’est peut-être dans cette comparaison que réside tout le drame de l’entrepreneuriat dans les banlieues et plus généralement dans tous les autres lieux (rues, campagnes, etc.) où les ambitions et expansions sont limitées par le manque de moyens et de savoir-faire. On pourrait croire qu’à l’heure où les politiques et élus locaux érigent l’entrepreneuriat et le business comme des vertus et des solutions aux maux socio-économiques qui touchent le pays, les choses pourraient changer et l’entrepreneuriat devenir pour les moins dépourvus en capital économique et social un outil d’empowerment. Pourtant, on se rend compte qu’au contraire, il est devenu un outil de « surpowerment » pour une élite qui trustait auparavant les grands cabinets de conseil, les banques et les entreprises à papa et qui décide, aujourd’hui, de jouer à l’entrepreneuriat comme on joue à la dinette avec la bénédiction et l’argent de certaines institutions publiques et privées.

Est-ce que cela veut dire que tout espoir est perdu ? Que ce qui se passe avec l’entrepreneuriat et le business est similaire à ce qui se passe avec l’école et l’enseignement ? Non, bien au contraire. Mais il faut que les entrepreneurs de banlieues cessent de vouloir se faire accepter par un écosystème qui ne veut pas et ne voudra jamais d’eux ; qu’ils aient en tête que cet écosystème bien que visible et surexposé est minoritaire ; qu’il existe de nombreux entrepreneurs qui, dans l’ombre, affichent des réussites économiques qui n’ont pas besoin d’être relayées par des magazines et conférences annonçant tous les jours les levées de fonds de startups qui cinq mois plus tard finiront par communiquer sur les réseaux sociaux qu’elles sont en redressement judiciaire car « elles n’ont pas su tenir une comptabilité » ou « gérer la croissance ». Enfin, et c’est là que je j’insisterai : les entrepreneurs de banlieues doivent comprendre que si pour un milieu aussi sélectif et compétitif que le sport de haut niveau, la banlieue est un vivier puissant, il peut aisément l’être pour l’entrepreneuriat.

Si les quartiers sont des viviers de footballeurs professionnels, ils peuvent aussi être ceux d’entrepreneurs à succès

Au diable, le discours « la banlieue, c’est pas que des artistes ou des sportifs millionnaires » tenu par de nombreux élus locaux, acteurs associatifs ou encore enseignants voulant que les jeunes auxquels ils ont à faire soient plus ambitieux en visant les études supérieures et les professions les plus prestigieuses dans les classements de l’INSEE. Je pense que si la banlieue ne pouvait être que ça, ce serait merveilleux. La France est un des rares pays au monde où les sportifs professionnels sont considérés comme des idiots. Et quand ils sont footballeurs, c’est encore pire. Pourtant, il est plus difficile de devenir joueur de foot professionnel qu’avocat, journaliste ou encore enseignant. Guy Roux disait il y a quelques années que seul un joueur sur 200 000 de sa génération devenait footballeur professionnel. C’est encore plus compliqué pour devenir un international comme Ribéry ou Benzema. Et un international remarqué et distingué, nommé pour un Ballon d’or, c’est encore une autre histoire.

Il s’avère que les footballeurs internationaux français sont quasiment tous issus de banlieues. Ce qui me fait dire que la banlieue est un vivier de talents exceptionnels car si on se réfère à la sélection subie comme critère, un footballeur international a plus de mérite qu’un avocat ou un médecin. Pourtant, rares sont les avocats et médecins issus des banlieues françaises. Si on avait pris Ribéry (j’entends par Ribéry la capacité de travail qui l’a mené là où il est aujourd’hui) et qu’on l’avait mis au CELSA, à Sciences Po ou à l’Université Pierre et Marie Curie, il aurait pu en être diplômé (bien entendu, si en amont on l’avait mis à l’école alsacienne, il aurait fait de belles étincelles). Major de promo, je ne sais pas, mais diplômé j’en suis persuadée. En résumé, si on raisonne sur les potentiels avant orientation, la capacité de travail de Ribéry aurait largement permis par exemple de majorer le concours de Polytechnique (avec au préalable un petit passage par Sainte-Geneviève !).

Pourquoi dans les autres domaines et notamment dans le business, nous n’arrivons pas à sortir des banlieues la crème de la crème ? Tout simplement parce que ces domaines fonctionnement de manière moins méritocratique que le sport professionnel et notamment le milieu du football. Même s’il y a beaucoup à redire sur ce dernier, les choses restent tout de même simples et moins opaques : si vous êtes bon et qu’on vous détecte, peu importe vos origines sociales et ethniques, on met quelques moyens sur vous, on vous forme et on vous accompagne. Dans l’écosystème des startups français, que vous soyez bons ou pas, on s’en fiche. Ce qui compte pour lever des fonds par exemple, c’est l’école de commerce que vous avez fait. Ainsi, un entrepreneur de banlieue, qui a ouvert seul un, deux, trois, puis quatre kebabs, sera toujours moins bien vu que les propriétaires de Big Fernand. Pourtant, si on s’amusait à comparer leurs chiffres d’affaires en prenant en compte les moyens mobilisés par chacun et les résultats obtenus, on serait bien étonné du résultat.

Le travail finit toujours par payer

Entrepreneurs ou Business Persons, sachez-le, les fonds parisiens n’investiront pas sur vous. C’est injuste mais c’est comme ça et cela ne doit pas vous empêcher de vous lancer et de continuer à chercher votre public. C’est lui qui paye et qui consomme, c’est donc à lui qu’il faut plaire. Le business s’exerce partout et par tous, il existe des manières très différentes de faire du business et surtout, il est loin d’être réservé à une élite. À vous de choisir vos exemples, à vous de vous ouvrir aux autres et au monde qui vous entoure. Dans le business comme dans d’autres domaines, l’entre soi est comme la consanguinité : elle génère des handicaps. Cela vaut aussi bien à Neuilly-sur-Seine qu’à Mantes-la-Jolie même si dans le premier cas, la construction et la consolidation du ghetto (du Gotha) est voulue tandis que dans l’autre, elle est subie.

Ne subissez donc plus mais agissez, lancez-vous ! Et si on ne veut pas de vous en France, on voudra sûrement de vous ailleurs. Sortez de la banlieue car elle n’est pas beautiful. Les gens qui y sont le sont, comme partout ailleurs, indépendamment de leurs lieux de vie, pour d’autres choses qui les caractérisent vraiment. Mais même si on y reste attaché, il faut l’admettre : les cités sont des lieux de vie anxiogènes et enclavés et ça, ça n’a rien de beau.

Mariame TIGHANIMINE

Mariame TIGHANIMINE est co-fondatrice de Babelbusiness.com, une plateforme qui propose des méthodes et outils inspirés du sport pour permettre à n’importe qui de créer et de développer son business. Elle est également chargée d’enseignement au sein du Centre pour l’Entrepreneuriat de Sciences Po. Elle a publié fin septembre 2017 un premier ouvrage « Différente comme tout le monde » aux éditions Le Passeur. 

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