Yohanna, 22 ans, Érythréenne : « C’est une peur qui ne me lâche presque jamais »

Avec ses ongles abîmés, elle dévisse difficilement le capuchon du tube de dentifrice. Elle s’y prend à plusieurs reprises. Ses mains tremblent. Le tube finit sa course dans dix centimètres de boue. Il ne fait pas plus de 9 degrés. Le ciel de Calais vient de s’éclaircir après une grosse averse mais le vent souffle encore très fort. Yohanna tient à ce minimum de toilette corporelle. « C’est peu mais c’est déjà ça », lâche-t-elle laconiquement, elle qui se dit « coquette » d’habitude, en témoignent les vestiges de son vernis rose et sa coloration blonde qui tire désormais vers l’orange. Le Conseil d’État a obligé les pouvoirs publics à mettre en place ces installations sanitaires, mais il ne s’agit en fait que d’une poignée de robinets et des toilettes mobiles. Ce qui est largement insuffisant, selon un récent rapport d’experts de l’Onu.

L’Érythréenne vient d’avoir 22 ans. Elle ne parle ni français ni anglais. Un compatriote, à Calais depuis janvier, fait office d’interprète. Elle raconte être arrivée ici il y a un mois, à peine. Avant, elle était en Suisse où elle a appris la langue allemande. La majorité des requérants d’asile arrivés dans la confédération helvétique proviennent du petit État est-africain. « Je pensais que comme c’était un pays riche, on allait m’aider, que j’allais être prise en charge, que ma demande d’asile allait aboutir ». Rien de tout cela n’est arrivé. Désormais, son exil, elle le voit plutôt du côté de l’Angleterre. « J’ai de la famille à Londres, je dois la rejoindre. Je ne peux pas rester ici ».

Sa parole est précieuse car rare. Il est souvent difficile d’accéder aux récits des femmes migrantes, difficile de les approcher, difficile de communiquer. Ce qui frappe d’abord, c’est que Yohanna est la seule femme parmi les exilés lors de la distribution alimentaire. À l’époque de « la jungle », les femmes représentaient 10% des migrants. La majorité d’entre elles avaient trouvé refuge dans l’ancien centre de loisirs Jules-Ferry qui hébergeait près de 380 femmes et enfants. Depuis le démantèlement du camp humanitaire en octobre 2016, Jules-Ferry est resté occupé par des agents de l’association La Vie active et des employés municipaux. Puis, le site a été progressivement abandonné. Sa démolition a débuté la semaine dernière. Ses anciens occupants, eux, ont soit été envoyés en CAO (centre d’accueil et d’orientation), soit disparu dans la nature.

Toujours minoritaires à Calais et désormais sans refuge, les femmes sont davantage isolées, exposées à la précarité et plus vulnérables face aux dangers : viol, agression, vol de leurs biens, opérations policières, réseaux de prostitution, trafic d’êtres humains… En mars dernier, une évaluation de l’ONG Gynécologie sans frontières a révélé que 70% des femmes migrantes ont subi des violences, notamment sexuelles, sur place ou pendant leur parcours. À cela s’ajoutent « des problématiques autour des difficultés de santé mentale », complète l’association Médecins du Monde. De ces violences, Yohanna n’en dira pas un mot, elle se contentera de faire « non » de la tête, un peu gênée, le visage soudainement fermé. Elle répondra juste qu’elle a peur. « Depuis que j’ai fui la dictature de mon pays, c’est une peur qui ne me lâche presque jamais ».

Adnan, 15 ans, Afghan : « Mes parents m’ont donné une mission : entretenir les miens une fois en Europe. Je ferai tout ce qui est possible pour ne pas les décevoir »

Ses éclats de rire surprennent d’abord, mais, il faut bien le dire, font du bien aussi. Adnan, c’est le blagueur du groupe, l’œil malicieux et le sourire aux lèvres « da sempre » [« depuis toujours », ndlr] selon son cousin Nader qui maîtrise l’italien aussi bien qu’Eros Ramazotti. L’ambiance est franchement détendue sur le lieu de la distribution alimentaire. Plus loin, un petit groupe d’Afghans termine de déjeuner. Adnan, lui, préfère embêter ses camarades qui font toujours la queue pour recevoir leur bol de riz. Avec son sweat que l’on devine couleur crème, ses chaussures qui de son propre aveu « ont pris cher », et son jean troué, le jeune Afghan ne passe pas inaperçu. C’est surtout son visage enfantin que l’on remarque immédiatement. Il n’a que 15 ans. Pourtant, quand il raconte son histoire, on a l’impression qu’il a vécu plusieurs vies. Il a grandi à Jalalabad, à l’Est de l’Afghanistan. « Une grande ville… avec un aéroport ! » s’exclame-t-il avec fierté. Mais ses traits se durcissent à l’évocation de sa famille qu’il a quittée à l’âge de 12 ans. « Ma mère s’occupait de mes trois jeunes frères et moi. Mon père, lui, travaille comme mécanicien. Je n’ai pas trop de nouvelles d’eux ». Il dit avoir fui les Talibans. « Si j’étais resté, on m’aurait enrôlé de force comme je suis l’aîné. Mes parents m’ont donné une mission : entretenir les miens une fois en Europe. Je ferai tout ce qui est possible pour ne pas les décevoir ». Avant d’arriver en France, le garçon s’est rendu seul et par ses propres moyens d’une frontière à l’autre.

Adnan fait partie de ces MIE, acronyme un peu barbare qui désigne les mineurs isolés étrangers. Ils étaient près de 1 300 lors du démantèlement du camp en 2016. « Selon nos estimations, il y aurait aujourd’hui une centaine de migrants mineurs à Calais. Ils sont invisibles, abandonnés par la protection de l’enfance, explique un bénévole de l’association Utopia 56. Les mineurs reçoivent beaucoup de refus de mises à l’abri par France Terre d’asile, faute de places ». Les enfants sont quotidiennement exposés à plusieurs types de risques de violences lors des tentatives de passage, lors des rixes entre communautés ou encore pendant les opérations policières. Un rapport de l’Unicef daté de 2016 détaille les conditions de vie précaires des migrants mineurs : « Une fois que ces enfants arrivent en France, ils ont un accès limité aux services d’hygiène ou à de la nourriture et pas d’accès à l’éducation. Leur sécurité est incessamment menacée et ils n’ont pas accès aux dispositifs de protection de l’enfance. C’est véritablement une crise pour les enfants en Europe », conclut l’étude. La protection des mineurs est une obligation pour les États, comme le rappelle la Convention relative aux droits de l’enfant.

Les services de protection de l’enfance, Adnan l’avoue, il ne les a jamais contactés pour être pris en charge. « Pas confiance, justifie-t-il. Je préfère me débrouiller tout seul ». Son français est presque impeccable. Celui qui n’a jamais mis les pieds dans une école a appris la langue de Molière en seulement dix mois lors de son errance à Paris. « Je squattais sous le métro de La Chapelle et j’écoutais les gens parler. Je répétais et mimais tout ce qu’ils disaient. Mon mot préféré : putain ! » lâche-t-il dans un gros éclat de rire. Le rire innocent, toujours, comme seule échappatoire.

Houmed*, 24 ans, Érythréen : « En Érythrée, on ne vit pas comme des êtres humains. On peut vous envoyer en prison ou à la mort »

L’Angleterre, sa terre promise. Il devra y renoncer, au moins pour quelques jours. Houmed* s’est blessé au pied. Le froid, des chaussures pas toujours à la bonne taille et surtout beaucoup de marche à travers la ville et les bois sont à l’origine des douleurs. Un groupe de migrants s’est formé autour du jeune Érythréen pendant que deux bénévoles, Marie, la Française d’Utopia 56 et Tony, la Britannique de Refugee Youth Service, le soignent à même le terrain boueux, avec une simple compresse et une solution désinfectante. Le strict minimum. « Le respect des règles les plus élémentaires d’hygiène n’est pas suffisamment assuré », déplore le Comité consultatif national d’éthique (CCNE). « Tous ceux qui ont connu la situation migratoire à Calais ces dix dernières années estiment que c’est pire aujourd’hui », souligne de son côté François Guennoc, vice-président de l’association L’Auberge de Migrants. « Depuis le démantèlement de la jungle, la situation sanitaire s’est fortement dégradée. Du jamais vu à Calais », s’alarme l’ONG Médecins du Monde. La situation est catastrophique, pire que pendant la jungle. Les personnes sont épuisées, la gale est omniprésente. On a détecté 5 cas de varicelle et 3 à 4 de tuberculose ».

Autour de son cou, une croix pendue à un long collier en bois que Houmed tient religieusement . « Je ne m’en suis pas séparé depuis que j’ai fui l’Érythrée ». Il a échappé au service militaire, obligatoire et d’une durée indéterminée dans son pays d’origine, aux crimes contre l’humanité, aux violences, au manque de liberté et à l’extrême pauvreté. « En Érythrée, on ne vit pas comme des êtres humains. On peut vous envoyer en prison ou à la mort ».

Il est bientôt 15 heures. La distribution alimentaire quotidienne vient de se terminer. Elles ont lieu à différents endroits de la commune du Pas-de-Calais, et sont gérées par plusieurs associations d’aide aux migrants. « La maire Natacha Bouchart nous a fait bouger de lieux à trois reprises », rapporte François Guennoc. Résultat : ces « distrib », comme les appellent les bénévoles, se déploient sur des terrains vagues, loin du centre-ville et des regards.

L’hiver approche. Yohanna, Adnan, Houmed et les autres, enfants, femmes et hommes, seront livrés à leur sort. Les associations craignent que des migrants meurent de froid si la situation ne change pas rapidement à Calais.

Leïla KHOUIEL

*Prénom modifié

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