« Vos enfants s’ils vont à l’école, si vous arrivez à les inclure dans un parcours qui leur ressemble, dans les talents qu’ils ont, chacun fera le chemin qu’il veut (…) La réussite c’est chacun qui la définit« . Ce mots sont signés Mounir Mahjoubi, secrétaire d’Etat chargé du numérique, invité de 24h Pujadas sur LCI le 2 janvier 2018. Pourtant, plus d’un demi-siècle après « Les Héritiers » de Bourdieu, les faits sont malheureusement toujours aussi têtus : la France produit toujours plus d’inégalités dans le champ scolaire. Les études, les chiffres, les enquêtes sont à ce sujet sans appel, toujours en 2018.

Auto-censure des élèves, contexte d’apprentissage, orientation, résultats : les inégalités présentes partout à l’école

Par où commencer ? Rappelons déjà que l’école française est devenue la plus inégalitaire de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ce constat est fait par pas moins de 22 équipes de chercheurs français et étrangers (sociologues, économistes, didacticiens, psychologues) dans le dernier rapport du Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) de 2016 .L’intitulé du rapport est éloquent  : Inégalités sociales et migratoires : comment l’école les amplifient ? »

Cette amplification se fait à plusieurs niveaux : par exemple, selon l’enquête TALIS en 2013, les enseignants d’éducation prioritaire estiment consacrer au collège 21% du temps de classe à l’instauration et au maintien d’un climat de classe favorable contre 16% hors éducation prioritaire et 12% dans le privé. En conséquence, quand un élève inscrit dans le privé fait 3h de français, celui sur qui une attention particulière doit être portée n’en a fait que 2h30.

Selon les experts du Cnesco, les inégalités sont partout : inégalités dans les ressources d’apprentissage à disposition des élèves à l’école, inégalités dans les résultats scolaires, inégalités dans les orientations. Ainsi, quand, malgré tout, les résultats sont satisfaisants et alors que la méritocratie voudrait que les élèves connaissent des destinées scolaires qui correspondent à leur niveau scolaire, on observe que pour un même dossier scolaire, elles peuvent être radicalement différentes. La sociologue Marie Duru-Bellat explique cela très bien dans son ouvrage « Le fonctionnement de l’orientation, genèse des inégalités sociales à l’école ». Par des phénomènes d’auto-sélection voire d’auto-censure : à compétences égales, les enfants d’ouvriers visent moins haut que les enfants de cadres. D’ailleurs, une certaine passivité de l’institution fait qu’on n’essaye pas de manière systématique de convaincre leurs familles que d’autres portes sont ouvertes. Raymond Boudon et son « Inégalité des Chances », en 1973, montrait déjà que les familles prennent des décisions inégales vis-à-vis de l’orientation de leurs enfants parce que leur sensibilité au coût et au risque est elle-même inégale selon les origines sociales.

Le self-made-man est un mythe

Bien sûr, Mounir Mahjoubi, il existe des trajectoires exceptionnelles comme la vôtre. Annie Ernaux en parle comme des « immigrations de l’intérieur« . Elle explique qu’il y a toujours de la douleur dans l’arrachement à sa classe sociale d’origine : on doit ainsi imiter ses nouveaux semblables pour éviter d’être montré du doigt jusqu’à devenir le gardien de leurs valeurs. Les trajectoires comme les vôtres font de belles histoires à raconter qui inspirent des films et des romans et qui ont le mérite de faire rêver les jeunes des milieux défavorisés mais elles n’infirment en rien la force de la reproduction sociale parce que « contrevenir n’est pas contredire« . Et surtout, racontées ainsi, avec une telle morale, elles servent à maintenir le conservatisme ambiant.

Votre discours méritocratique n’a rien de disruptif, il est vieux comme le capitalisme et emblématique de l’idéologie libérale à l’œuvre en France. Il sert à convaincre que « quand on veut on peut » et à construire le mythe du self-made-man à l’américaine. Comme on ne parvient pas à expliquer un parcours comme le vôtre, on l’attribue à une sorte de génie individuel, c’est ce qu’explique la sociologue Chantal Jaquet dans « Les Transclasses ou la non-reproduction » . C’est pourquoi le synthé en bas de l’écran de l’émission de David Pujadas se demandait s’il fallait vous présenter comme « le surdoué du gouvernement ». Il est si rare, si époustouflant de voir un homme issu d’une famille ouvrière à un tel poste qu’on lui prête forcément une intelligence hors du commun.

Chantal Jaquet explique très justement dans cet ouvrage que dans nos sociétés fondées sur les mythes du mérite et des talents innés, le self-made-man est une mauvaise représentation du changement social, dans la mesure où elle suppose littéralement qu’un homme peut se faire tout seul, or, écrit-elle, « on ne part jamais tout seul de son milieu : on est mis à la porte ou on est porté par lui ». Rien ne se fait sans le concours des autres.

Agissons pour que l’exception devienne la règle

Monsieur Mahjoubi, l’idée n’est pas de taire votre brillant parcours ni de dire que l’ascension sociale n’existe pas mais de se demander pourquoi elle relève de l’irrégularité dans notre République. Il n y a ni libre arbitre, ni fatalité mais du déterminisme. Ce qui importe aujourd’hui, c’est d’analyser, avec une pensée complexe s’il le faut, ce qui nous aliène et nous empêche de « faire le chemin qu’on veut« , pour que puissent enfin exister de façon généralisée les immigrés de l’intérieur dont parle Annie Ernaux. Ne faisons pas des victimes d’un système inégalitaire des responsables. Ne la jouons pas solo !

Rachid ZERROUKI

Crédit photo : Naïs BESSAIH

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