Mercredi 31 janvier, 12h30 : nous faisons la queue devant le Palais de Justice sur l’île de la Cité, à Paris, dans l’espoir d’entendre le délibéré de l’audience qui s’est tenue il y a huit mois de cela en appel, dans le procès qui oppose 848 cheminots en très grande partie d’origine marocaine contre la SNCF. Ceux-ci attendent la confirmation du verdict qui avait reconnu aux prud’hommes, deux ans plus tôt, la discrimination exercée par la compagnie ferroviaire en raison de leur nationalité et leur origine. Comme des dizaines de cheminots, nous n’arriverons pas à entrer dans le Palais pour entendre le verdict et celui-ci sera finalement colporté par un initié et accueilli avec joie dans cette file d’attente, sous la pluie, aux portes du Tribunal, par une partie de ceux qui ont porté l’affaire.

Cette ultime péripétie (l’impossibilité pour bon nombre de plaignants d’assister à la décision de leur propre procès !) résume assez bien de façon symbolique les difficultés qui ont été celles de la justice française pour reconnaitre la discrimination collective vécue par ces cheminots : reconnus dans leur droit et indemnisés certes (à moins que la SNCF ne se pourvoie en cassation), mais au terme d’un parcours long et difficile témoignant de l’inadéquation du cadre institutionnel français pour traiter de telles discriminations massives, collectives et systémiques.

Les Chibanis de la SNCF, une histoire collective de la mobilisation

Ces cheminots – qualifiés par la presse de « Chibanis » (cheveux blancs en arabe) – sont arrivés en France au début des années 1970, souvent recrutés directement au Maroc par la SNCF. Ils ont fait pour la plus grande partie leur carrière au statut « PS25 », une catégorie de salariés contractuels ne disposant pas des mêmes avantages que les cheminots dits du « cadre permanent ». Concrètement ce statut, s’il n’a pas de répercussion directe sur le salaire, les a cantonnés dans des métiers d’exécution fatigants et dangereux, les a empêché d’avoir une carrière professionnelle évolutive, de suivre des formations, d’accéder à des droits afférents : services de santé, carte de libre-circulation sur le réseau ferré. Surtout, il a eu des conséquences fortes en termes de retraite par rapport à leur collègues français, constat amer que font les premiers concernés à partir du début des années 2000.

Avant d’être judiciaire, la mobilisation a été syndicale au début des années 2000, principalement autour de militants de Sud-Rail et de FO. Elle a pris la forme de négociations, manifestations et occupations pour faire pression sur la SNCF, tandis que le groupe mobilisé grossissait sous l’effet de véritables « campagnes de recrutement ». A la manoeuvre, dans plusieurs gares du pays, des militants chevronnés parmi les principaux concernés et un soutien syndical du « cadre permanent » qui les accompagnera tout au long de ce combat. En 2004, la SNCF plie et signe un protocole de pré-retraite censé être avantageux pour les PS25. Les syndicats se satisfont de cette solution mais pas les cheminots marocains, menés par Ahmed Katim et l’association qu’il a créée, Ismaïlia. Ils veulent plus, notamment la reconnaissance formelle et la réparation matérielle de la discrimination subie le long de leur carrière. Le combat continue alors sur la voie judiciaire pendant plus de douze ans, au gré des étapes des prud’hommes, des reports d’audience et des appels.

Logistique, gestion du collectif, bureaucratie : les défis de l’action en justice des Chibanis

Cette action judiciaire a demandé un énorme effort logistique d’organisation : il a fallu faire émerger ce groupe de plaignants, visiter les gares de tout le territoire national. Cela a été possible grâce à la mobilisation continue d’un certain nombre d’entre eux pour animer ces permanences à Paris, au prix de déplacements réguliers, parfois depuis d’autres villes. Il a fallu convaincre sans relâche de l’importance de mener ce combat contre l’entreprise même qui paie leurs salaires et à laquelle bon nombre sont fiers d’appartenir. Il a fallu également gérer ce collectif, le maintenir uni, l’informer, construire les dossiers individuels, récupérer les pièces et documents. C’est une véritable division du travail qui se manifeste à travers une répartition des tâches quasi-bureaucratique entre les professionnels du droit – avocats ou professeur – chargés de construire l’argumentaire juridique, et l’association qui fait vivre ce collectif tout en participant paradoxalement à le tenir éloigné d’une mobilisation extrêmement technique. Cette organisation ne va pas sans poser de problèmes, certains acteurs – plaignants ou extérieurs au groupe – dénonçant une dépossession du combat par les professionnels du droit au détriment de sa portée politique.

Cette judiciarisation pose aussi problème à la justice prud’homale. Rappelons que celle-ci est faite pour connaître des cas individuels : or l’action telle qu’elle se déploie est intrinsèquement collective. Les avocats de la SNCF auront alors beau jeu de dénoncer une « plaidoirie collective » et l’absence d’individualisation des plaintes, appelant à l’examen au cas par cas plutôt qu’au traitement global de ce dossier. Même sur un plan logistique, la justice du travail semble mal à l’aise devant la dimension collective de ce procès, ses salles sont incapables de recueillir l’ensemble des plaignants et ceux-ci sont divisés en multiples sous-groupes, avec pour effet de fractionner et multiplier les plaidoiries.

Pourtant, c’est bien d’une discrimination collective, indirecte et systémique dont il s’agit ici, liée à la fois à des questions de nationalité, d’origine , de statut, mais aussi d’âge (en lien avec les limites d’âge pour rejoindre le cadre permanent), pour des métiers difficiles et physiques. Et c’est bien cette discrimination collective qui va être finalement retenue par les tribunaux.

La lutte contre les discriminations doit passer par des actions préventives

Cette action judiciaire est un exemple, voire un tournant, sur plusieurs points. Elle est d’abord un magnifique exemple de la capacité qu’a un groupe discriminé, peu doté en termes de ressources et « capitaux », à se mobiliser collectivement, à réclamer ses droits et les obtenir, à exister en définitive en termes de sujet agissant dans l’espace public. Cette action, ce sont aussi des prises de parole individuelles et collectives, la construction d’un récit partagé et commun visant à rétablir la dignité de travailleurs immigrés dont le professionnalisme et le mérite n’ont pas été reconnus à leur juste valeur.

Cette mobilisation est également une preuve de la possibilité qu’a la justice à traiter des discriminations collectives, alors même que les politiques de discrimination en France depuis le début des années 2000 se sont largement inscrites dans un cadre individualisant, plutôt que dans la reconnaissance de logiques de groupes dans la discrimination. La nouvelle voie procédurale qu’est « l’action de groupe » pourra alors renforcer cette logique si elle est appropriée par les acteurs militants et les avocat.e.s (même si l’on peut avoir quelques doutes étant donné ses limites procédurales).

Cette action est enfin une étape clé dans l’histoire de la lutte contre les discriminations liées à la nationalité, à l’origine et à la « race » : elle peut être interprétée comme une grande victoire pour les populations post-coloniales dans leur capacité à faire entendre leurs droits et revendications à l’égalité. Déjà des associations tentent de capitaliser sur cette victoire pour réouvrir de nouveaux chantiers de lutte, concernant notamment les emplois fermés aux étrangers.

Il faut néanmoins garder à l’esprit que cette mobilisation est le fruit d’une lutte âpre, énergivore, coûteuse et d’une certaine façon exceptionnelle. La lutte contre les discriminations – qu’elles soient raciales, de genre, liées au handicap, à la sexualité, au militantisme syndical, etc. – ne peut se contenter d’être réactive. Elle doit également passer par des dispositifs proactifs de repérage et de traitement en amont des discriminations dans l’entreprise. C’est ce qu’ont bien compris les militants syndicaux discriminés qui, après avoir gagné de nombreux dossiers judiciaires depuis la fin des années 1990, ont fait porter ensuite leur effort sur des actions préventives au sein des lieux de travail. Pour lutter en profondeur contre les discriminations raciales, il faudra passer de la dénonciation à la prévention. Se pose alors la question des « statistiques ethniques » en entreprise, comme moyen d’objectiver en amont ces problématiques dans les organisations professionnelles.

Narguesse KEYHANI, sociologue, post-doctorante au CEET, Centre d’Etudes de l’Emploi et du Travail

Vincent-Arnaud CHAPPE, sociologue, chargé de recherche au CNRS, CSI-I3 (Mines ParisTech, PSL Research University)

Pour aller plus loin, lire nos articles :

– « Les cheveux gris » par Nordine Nabili

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