Les récits bibliques, plus précisément l’Ancien Testament, narrent l’histoire de la princesse phénicienne Jézabel, mariée au roi d’Israël de l’époque, Achab. Exerçant une influence et une domination sur ce dernier, Jézabel plonge la nation d’Israël dans l’idolâtrie et une grave crise politique. Ce personnage historique a ensuite été canonisé dans l’Apocalypse et la littérature française comme symbole d’un pouvoir abusif, de la folie des grandeurs, de la tyrannie humaine à son paroxysme. C’est de cette inhumanité dont il est question dans Les Temps de la Cruauté, le dernier roman de Gary Victor, écrivain et scénariste haïtien.

Les Temps de la Cruauté est une chapelle de destins qui se brisent tour à tour pour donner lieu à une complainte envoûtante dans la cohue de la vie haïtienne. Dans un cimetière de Port-au-Prince, Carl Vausier, personnage central du roman en proie à ses démons, fait la rencontre (hasardeuse) de Valencia, une très jeune prostituée portant son bébé dans les bras, se vendant aux hommes au milieu des tombes. Carl vient de rompre avec son ex-femme Rosia. La mère devient sa bouée de sauvetage, une cause, une mission que se donne à accomplir religieusement notre héros, il veut la sortir de sa situation sordide pour être utile de nouveau à quelqu’un.

L’Haïti paysanne

Gary Victor est un écrivain prolixe de la francophonie, s’étant démarqué par la publication de nouvelles et de romans éclectiques et sans tabou. Son palmarès de distinctions honorifiques impressionne. Les Caraïbes l’obnubilent, le travaillent et l’habitent. Peignant l’Haïti rurale, celle que l’on ne voit pas ou que l’on ignore délibérément, Victor incommode par son style incisif, cherche à indigner son lecteur sur ces réalités crasseuses de la misère du pays tout en l’émerveillant des beautés des paysages entourant l’intrigue.

Agronome de formation, Gary Victor a sillonné en profondeur la ruralité et ses végétations, tout en ayant principalement vécu la majeure partie de sa jeunesse dans la capitale. Se désir de découvrir l’Haïti paysanne, son agriculture, la préservation de ses ressources naturelles, demeure un enjeu majeur dans sa vie et dans sa littérature. Il exploite avec une rare minutie la richesse de ces plaines à foison, de ces paysages agricoles qui constituent la basse-Haïti, « des îlots de verdures avaient résisté uniquement parce que les hommes craignaient de violer des croyances ancestrales, seules les ruines de l’habitation caféière étaient noyés dans un luxuriante végétation, ce qui restait des murs émergeait difficilement d’un foisonnement de fougères, d’herbes, de lianes tombants d’arbres plus que centenaires ».

Ces descriptions sont loin d’être hégémoniques et entièrement sublimées, elles peuvent se targuer d’avoir un rapport exigu avec le réel et de faire un état des lieux après la « fureur de la Terre » qui a frappé la perle des Caraïbes, le tremblement de terre qui a fait plus de 230 000 mort en 2010. Plus on se rapproche de la capitale, plus les ruines se donnent en spectacle dans ce théâtre contemporain de la misère : « Aussi loin que mon regard porté dans le cimetière, je vois que la décrépitude de la ville s’est indiquée en force dans cet espace où la propreté et le silence devraient être l’ultime gommage offert aux dépouilles terrestres des âmes ».

La Cruauté se donne du temps

Le temps se démultiplie en trois phases, trois histoires, dont deux se déroulent dans le passé, et un dans un présent brodé par l’auteur. Le premier raconte sa tentative de récupérer un objet de grande valeur dans les mains d’un voleur, le deuxième raconte son stage d’immersion dans une famille paysanne, enfin le troisième sa rencontre avec Valencia dans un cimetière de la ville.

Le roman fait siéger la cruauté dans les souvenirs du personnage principal, Carl Vausier, par des événements marquants, s’étalant ensuite sur le reste de l’environnement qui l’entoure, l’étouffe. Son divorce avec sa femme, le vol de son médaillon de son père lors d’une manifestation populaire, jusqu’à l’impétuosité de la vie de Valencia, Cosette du roman, de la violence dans les rues, d’un État démissionnaire cherchant à auto-préserver leur acquis et leur pouvoir : « La gauche ici ratissait large dans les bas-fonds, dans les corridors où l’extrême précarité avait transformé les êtres humains en bêtes féroces prêtes à tout pour survivre. Ce qu’on appelait la droite n’était pas de toute manière meilleure. Le pays était pris entre deux délinquance meurtrières se vouant une haine qui ne cesserait que par l’élimination de l’une d’elle ».

Les amas de questions que se pose le protagoniste dans son intérieur, ainsi que ses observations reflètent la situation du pays. Une Haïti qui ne tient plus que sur une béquille émotionnelle pour se relever, une Haïti qui prend son temps pour se remettre de ses blessures graves.

Religion et folklore

Les superstitions populaires et la ferveur religieuse forment un mixte dans laquelle Carl Vausier baigne depuis sa naissance. Plus que du folklore, il observe la schizophrénie d’une population s’adonnant à toutes les croyances pour fuir la misère, cherchant le réconfort dans les bras de la Vierge-Marie et dans la fureur vengeresse du Vaudou. Ce syncrétisme touche les différentes couches de la société haïtienne dans le roman. Le Hougan, nom donné au chef spirituel de la religion vaudou, demeure le catalyseur et le pourvoyeur de toutes ses croyances mystiques et intrigante : « son sorcier, Moustache est surtout spécialisé dans les charmes amoureux. Des femmes viennent le voir partout. Même des bourgeoises dans leurs belles jeeps s’aventurent dans le ghetto pour obtenir ses services ».

Sans la réhabiliter, l’auteur expose la religion vaudou au naturel, comme la mère de toutes les superstitions, poussant à croire que faire l’amour à une prostituée sur une tombe peut accorder de la chance, qu’une amulette peut protéger des mauvais sorts et que des loups-garous vivraient dans les hautes montagnes d’Haïti. L’Haïtien d’origine que je suis se souvient avoir été imprégné de ces contes durant sa jeunesse, de ces récits dignes de science-fiction qui ont nourri un imaginaire déjà bien développé, de ces légendes qui poussaient à des comportements et des attitudes incompréhensibles aux yeux de l’Occidental que je reste. Je garde en mémoire cette querelle entre mes parents et des voisins à cause de grains de sel jetés devant la porte de la maison. Un geste perçu comme une attaque personnelle par les locaux.

Gary Victor m’a aidé à mieux comprendre ces mythes, en y révélant ses parts d’obscurantisme mais aussi en expliquant par les rouages du romanesque le pourquoi de ces fantasmes. Le romancier empreigne ses histoires de fantaisie, de son style mêlant fantastique et social, il peint une fresque où l’histoire d’Haïti est au coeur. Rendant un témoignage à la réalité plus pertinente. Gary Victor s’inscrit dans cette liste d’auteurs et penseurs tel que Deleuze ou Camus accordant à la fiction la capacité d’en dire davantage sur le réel que les démarches à proprement parler scientifiques : « J’avais déjà eu plusieurs fois l’occasion de constater comment un raisonnement purement matérialiste pour comprendre certains faits nous amener dans une impasse ».

Jimmy SAINT-LOUIS

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