Bondy Blog : Tu te souviens du moment où tu as eu l’idée de ce documentaire ?

Maïram Guissé : Je m’en rappelle bien, c’est une image qui m’a donnée envie. Je rentrais d’un footing tôt le matin, vers 8 heures. Ma mère était seule dans la rue, il faisait gris, elle avançait vers moi et j’ai trouvé l’image belle. Je l’ai vue arriver avec ses valises à roulettes et je me suis dit mais en fait, elle a dû partir hyper tôt. C’est fou qu’à 60 ans, elle doive faire autant d’allers et retours entre Paris et Rouen et je me suis dit c’est marrant parce que je sais pas trop pourquoi elle fait ça même si c’est pour compléter des revenus.

C’est ma mère et j’ai envie de laisser une trace de cette femme et ces femmes, ça ne concerne pas que moi.

Je me suis dit que je n’avais jamais su l’arrivée de ma mère en France, je la voyais que comme ma mère. Sa vie de femme je la voyais au loin mais sans savoir comment elle avait souffert de l’exil. Il s’est écoulé deux minutes et je lui ai demandé est-ce que je pouvais la filmer dans sa vie, aller à sa rencontre, au-delà de la mère et de l’épouse, qui est ma mère ? C’était fou que je ne sache rien, je m’intéresse à plein de choses, aux gens mais j’étais incapable de répondre à comment ma mère a vécu son arrivée en France.

BB : Est-ce que tu as appris des choses sur ta mère à l’occasion de ce film ? Si oui, quelle a été l’information la plus marquante ?

M.G : Je crois que la plus marquante, ça a été la manière dont elle a vécu la séparation avec sa famille. Quand elle m’a raconté, j’ai senti la souffrance de changer de pays, de quitter sa famille et sa mère avec qui elle avait une relation fusionnelle. Celle d’un enfant qu’on arrache. Elle suit mon père comme le veut la tradition, les premières années, la difficulté de la séparation, tout ça m’a beaucoup touchée. C’est une solitude extrême car tout est à refaire. Ma mère et ma grand-mère se parlaient beaucoup, connaissaient la vie l’une de l’autre. Dans ma famille au Sénégal, ils se disent « tu me manques » alors que nous, on se dit jamais ça. On connaît pas ce genre d’attentions, de vocabulaire.

C’est un parti pris de ne pas donner la parole à mon père, je voulais donner la parole à ma mère et qu’elle parle pour elle-même. Personne ne doit parler à sa place.

En France, il y a trop de choses à gérer, la communication passe au second plan, on passait moins de temps à discuter. Et moi je ne suis pas allée vers elle aussi, mon père je lui posais beaucoup de questions et pas à ma mère. Et c’est un parti pris de ne pas donner la parole à mon père, je voulais donner la parole à ma mère et qu’elle parle pour elle-même. Personne ne doit parler à sa place. On voit peu mon père et mes frères et sœurs, on n’a pas besoin de leurs avis. Et puis il y a une chose qui m’a surprise c’est toute l’organisation de ma mère et de ses copines. Je ne pensais pas que c’était aussi structuré, je voyais davantage le côté festif. J’ai trouvé ça fort cette entraide tant sur le plan personnel pour surmonter le quotidien mais aussi sur le plan économique.

Des femmes noires, musulmanes, on passe à côté d’elles sans les voir.

BB : Quel message principal tu as voulu faire passer avec ce film ?

M.G : Ces femmes existent, elles sont là, et elles n’ont pas à prouver quoi que ce soit. Elles ne sont pas dans la plainte donc c’est dur de faire émerger leurs critiques. C’est rare qu’on puisse les voir, les entendre, les écouter. Des femmes noires, musulmanes, on passe à côté d’elles sans les voir. Ma mère elle est femme de ménage, ça a été un moyen d’accentuer son indépendance et son autonomie et en même temps c’est un travail très pénible. Vous les regardez mais voyez-les, vous les entendez mais écoutez-les. Mais il n’y a pas forcément de message principal, c’est un film sur l’identité, sur la double culture, sur ma mère, il y a cette idée de l’écouter. C’est un film féministe aussi, ce que ça raconte, c’est que ces femmes vont pas faire de grands discours mais dans leurs actes et leurs actions, elles y vont.

La bande-annonce du film documentaire du film de Maïram Guissé, diffusé ce mercredi 13 juillet sur France 3 à 23 heures 20.

BB : Quand il s’agit d’immigration post-coloniale, on parle plus facilement des hommes que des femmes, comment tu l’expliques ?

M.G : Quand j’ai commencé le travail sur ce documentaire, je me demandais pourquoi j’en savais plus sur mon père. Sûrement parce que la société est patriarcale et que la femme doit toujours être dans la discrétion comme le décrit bien Faïza Guène. Si on te donne pas la parole tu la prends moins facilement en tant que femme qu’en tant qu’homme. Les femmes, elles sont arrivées là et n’étaient pas attendues. Leur rôle c’est d’être épouse et mère, avec l’impossibilité d’exister autrement. Quand il faut prendre la parole, il y a comme une chape de plomb. Quand je lui demande si elle a été confrontée au racisme, elle dit non mais c’est bien plus tard qu’elle va raconter à quoi elle a dû faire face. C’est là que je vois qu’elle commence à dire les choses. Comme s’il fallait qu’elle n’entache pas l’image de la France quand elle m’a d’abord dit qu’elle n’avait aucun mauvais souvenir ici.

Pourquoi on ne voit pas les femmes
ordinaires ?

Il a fallut beaucoup de respect de sa pudeur et de son temps, ça a mis trois ans pour qu’elle parle de sujets comme celui du racisme. Moi je voulais parler d’une femme ordinaire, elle a une vie de femme que l’on ne voit pas. Pourquoi on ne voit pas les femmes ordinaires ?

BB : C’est dur de travailler sur sa famille ?

M.G : C’est hyper dur, je me suis dit « dans quoi je me suis embarquée ? pourquoi j’ai voulu faire ce projet ? ». Evidemment beaucoup de doutes car on passe par plein de phases. C’est dur d’exposer son intimité, mais ce qui m’a aidée, c’est de me dire c’est ma mère et j’ai envie de laisser une trace de cette femme et ces femmes, ça ne concerne pas que moi. C’est ce qui fait que je suis allée au bout. C’était important de pouvoir raconter cette histoire.

BB : Tu sentais que c’était ton devoir de raconter cette vie là ?

M.G : Oui, il y avait un désir fort de me dire qu’il fallait qu’on raconte cette histoire, que nos histoires soient racontées. Il fallait que ça existe. Petite, ce sont des histoires qu’on voyait pas alors qu’à l’époque, j’aurais aimé me dire, ça fait partie de notre histoire, de l’histoire française. Ça m’a manquée jeune, même en tant que journaliste. Ça montre leur histoire, génération pionnière, mais c’est aussi une génération qui s’éteint, qui va témoigner de leur histoire ?

Propos recueillis par Latifa Oulkhouir

« La vie de ma mère » est diffusé sur France 3 ce mercredi 13 juillet à 23 heures 20.

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