Il aura fallu dix ans pour que la justice s’exerce et close le dossier, définitivement. Le procès devait apaiser dix ans de colère et de larmes, d’attente et de frustration nourries par une procédure judiciaire interminable. Il devait apporter des réponses aux familles de Zyed et Bouna, ces deux adolescents morts électrocutés dans un site EDF à Clichy-sous-Bois alors qu’ils essayaient de se cacher de la police. L’attente, déçue, était forte dans les quartiers populaires. Pour cette France, la reconnaissance symbolique de l’implication des deux policiers dans le drame aurait dû être un signal fort.

Le souvenir des deux ados imprègne les mémoires tant cette affaire a dépassé le strict cadre juridique et la rubrique faits divers des journaux. Zyed et Bouna sont devenus des symboles. Personne n’a oublié le sourire solaire de Bouna Traoré et le regard pénétrant de Zyed Benna, sur cet unique cliché qui illustre tous les articles de presse et fait parfois office pour certains de photo de profil sur les réseaux sociaux. Le procès a aussi été suivi sur Twitter, où un hashtag #zyedetbouna a suscité un vif engouement, permettant pour beaucoup de suivre minute par minute le déroulé du procès, sans filtre.

Aujourd’hui, le tribunal correctionnel de Rennes a rendu sa décision, les policiers sont définitivement relaxés. Les deux fonctionnaires de police étaient poursuivis pour « non-assistance à personne en danger », un délit passible de cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende, le tribunal devait établir leur part de responsabilité dans le décès de Zyed Benna, dix-sept ans et Bouna Traoré, quinze ans.

« Zyed, Bouna, la police tue »

La dernière étape de cette décennie judiciaire s’est donc déroulée le 16 mars dernier à Rennes. Avant même le début de l’audience, le ton est donné. À quelques centaines de mètres du palais de justice, des manifestants ont réussi à hisser au sommet d’un immeuble une banderole en immenses lettres rouges : « Zyed, Bouna, la police tue ». Ce qui amène le président du tribunal, Nicolas Léger à préciser, en préambule, que ce procès n’est pas celui de la police.

Pendant cinq jours, deux fonctionnaires de police, Sébastien Gaillemin, 41 ans et Stéphanie Klein, 38 ans, un gardien de la paix qui a poursuivi les adolescents et la standardiste ont comparu devant le tribunal correctionnel de Rennes. Il est reproché au premier de n’avoir rien fait pour empêcher les victimes d’entrer dans le local technique d’EDF, sachant — l’enregistrement sonore en atteste — qu’ils risquaient leur vie ; à la seconde, qui se trouvait dans la salle de commandement, de n’avoir pas pris d’initiative, comme prévenir EDF, par exemple, pour éviter le drame, dès réception de l’appel de son collègue.

Depuis une décennie, les familles des deux jeunes patientent au gré des soubresauts judiciaires. Elles confient ne jamais avoir perdu espoir, grâce à l’action de leurs avocats Me Mignard et Me Tordjmann mais aussi grâce au soutien d’associations locales de Clichy-sous-Bois ou de simples inconnus, touchés par le drame. Ce qui fait dire à Adel Benna, 39 ans, grand frère de Zyed, intronisé « porte-parole » de la famille, quelques semaines avant la décision : « Dix ans c’était long et dur. Nous avons espoir en la justice et nous avons eu la chance de recevoir un grand soutien de beaucoup d’habitants de Clichy-sous-Bois et de familles qu’on ne connaît pas. » Il n’était pas évident pour ces deux familles de porter plainte contre la police, contre l’État, encore plus avec la pression politique et médiatique qui se sont greffées à l’affaire.

Les familles s’étaient préparées à l’épreuve

Avant le procès, la famille attendait seulement que les policiers incriminés reconnaissent « avoir commis une erreur, on sait bien qu’ils n’ont pas voulu la mort des jeunes » poursuit-il. Durant le procès, les deux fonctionnaires de police s’excuseront, du bout des lèvres. Sébastien Gaillemin le fera à propos de deux phrases qu’il a lancées sur les ondes à l’époque, terribles et glaçantes, qui ont résonné dans la minuscule salle de la cité judiciaire de Rennes : « Les deux individus sont localisés et sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF. » Puis, vingt-cinq secondes plus tard : « En même temps s’ils rentrent sur le site, je ne donne pas cher de leur peau. » Les familles s’étaient préparées à l’épreuve, à revivre cette journée. Pendant les cinq jours, pas un mot de protestation n’a été prononcé, elles ont fait preuve d’une dignité absolue sur le banc des parties civiles, les yeux souvent rougis ou tête baissée vers le sol. Le réquisitoire de la procureure, en faveur de la relaxe des deux policiers a été vécu difficilement par les familles, même si leurs avocats les avaient préparés à cette éventualité.

Les familles des deux adolescents se sont retrouvées projetées dix ans en arrière, en cette journée 27 octobre 2005, décortiquée pendant le procès. Par le hasard du calendrier, les vacances de la Toussaint et le Ramadan coïncident. À Clichy-sous-Bois, comme dans tant de cités de France, on s’ennuie. Il faut faire passer le temps jusqu’à la rupture du jeûne. Dix ados, « des gamins normaux », « des petits du quartier » comme les qualifieront plusieurs personnes qui connaissaient Zyed et Bouna, décident d’aller taper un foot à Livry-Gargan, car le stade est mieux équipé. La petite bande décide de regagner Clichy aux alentours de 17 h30 pour être à l’heure pour la rupture de jeûne. Un employé du funérarium repère les silhouettes des adolescents sur un chantier. Craignant pour leur sécurité, il alerte la police. S’ensuit une course-poursuite entre les jeunes et la police.

Dans les quartiers, une telle rencontre est souvent de mauvais augure quand on n’a pas ses papiers sur soi, elle se termine au commissariat. Les ados n’avaient, évidemment pas pour aller jouer au foot, leurs documents d’identité. Alors, pour s’éviter une remontrance familiale, les jeunes courent, même s’ils n’ont rien à se reprocher. Ce réflexe de fuite, tristement banal, conduit trois des dix jeunes, Zyed, Bouna et Muhittin, qui en réchappera gravement brûlé, à se réfugier sur un site EDF. Ils ignorent les tags avertissant du danger de mort. Muhittin Altun, 27 ans aujourd’hui, cabossé, marqué à vie physiquement et mentalement, durant le procès, ne peut apporter d’autre réponse que la peur comme justification à la course-poursuite. Cet échange avec le président du tribunal, qui ne semble pas mesurer l’ampleur de la méfiance entre jeunes et police, révèle cruellement le gouffre entre les deux hommes, aux prises avec une réalité différente. Ce qui surprend dans le confort d’une salle d’audience, se comprend aisément dans un quartier où il suffit de prononcer les mots « contrôle d’identité » pour avoir pléthore d’histoires relatant des confrontations plus ou moins aimables avec la police.

Adel Benna le résume clairement : « À Clichy-sous-Bois il y a une majorité de noirs et d’arabes. Une telle interpellation se serait passée différemment dans le 16ème arrondissement de Paris. Là, c’était des jeunes de cité… » D’ailleurs, au départ, par la voix de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’intérieur, les jeunes sont soupçonnés d’avoir voulu cambrioler le chantier sur lequel ils ont été repérés. Cette accusation s’est révélée fausse. Le procès de Rennes a aussi permis cela, blanchir la mémoire de Zyed et Bouna. Le grand frère de Zyed raconte être aussi venu chercher cela à Rennes. Le frère de Bouna, Gaye Traoré, qualifie ceci de « mini-victoire » car « ce n’est déjà pas évident de perdre quelqu’un, alors en plus si on lui colle une sale image c’est pire ».

Aujourd’hui, les deux familles aimeraient qu’une réflexion s’engage dans la société sur les rapports entre jeunes et polices, pour que leurs frères ne soient pas « morts pour rien ».

Faïza Zerouala

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