Cette enquête a été publiée pour la première fois sur Mediapart le 4 août dans le cadre du partenariat entre nos deux médias.

En 2017, Jean-Luc Mélenchon réussit la plus grosse surprise du premier tour de l’élection présidentielle : 7 millions d’électeurs rassemblés, un score très honorable de 19,58 % et un second tour qui lui passe sous le nez à 600 000 voix près. Pour concrétiser l’essai, le candidat et son mouvement, La France insoumise, fixent les législatives comme une priorité. L’objectif est clair : débarquer en masse à l’Assemblée nationale et constituer le principal groupe d’opposition de gauche à Emmanuel Macron, fraîchement élu.

Les Insoumis ratissent large et investissent l’humoriste Gérald Dahan, la championne du monde de kick-boxing Sarah Soilihi ou encore l’avocat de Wikileaks, Juan Branco.

Mais il faut également faire de la place aux leaders du parti. Jean-Luc Mélenchon se parachute lui-même à Marseille, après avoir été élu de l’Essonne et candidat à Hénin-Beaumont (entre autres). Trois proches de Jean-Luc Mélenchon sont investis en Seine-Saint-Denis, là où LFI a fait son meilleur score national avec 34 % des voix.

 Alexis Corbière, son porte-parole, débarque à Montreuil et à Bagnolet après avoir été premier maire-adjoint du XIIe arrondissement de Paris de 2001 à 2014. Dans la septième circonscription de Seine-Saint-Denis, Mélenchon est arrivé largement en tête sept semaines plus tôt, avec 40 % des voix.

Éric Coquerel, coordinateur du Parti de gauche qu’il a cofondé avec Mélenchon, est investi dans la première circonscription, qui rassemble Épinay-sur-Seine, Saint-Ouen et le sud de Saint-Denis. La nouvelle étape d’un véritable tour de France politique, qui l’a vu se présenter à Paris aux régionales 2010, en Corrèze aux législatives de 2012 et dans le Sud-Est aux régionales de 2014. Là aussi, Mélenchon est arrivé en pole position au premier tour, avec 38 % des voix.

Enfin, Bastien Lachaud, coordinateur national de la campagne des législatives, atterrit à Aubervilliers et Pantin, dans la sixième circonscription où il est un parfait inconnu. Un bastion de gauche dans lequel son candidat a recueilli 39 % des voix le 23 avril.

Une stratégie qui fait ironiquement écho à une déclaration de Jean-Luc Mélenchon, en 2012, lorsqu’il était interpellé sur son parachutage (déjà) à Hénin-Beaumont pour y défier Marine Le Pen. « C’est ça, la noblesse de la politique, assurait-il au micro de France Inter. Ce n’est pas : Les chefs vont dans des planques, dans des endroits où ils sont assurés d’être élus d’avance. » Portés par la dynamique de la présidentielle, Alexis Corbière, Éric Coquerel et Bastien Lachaud sont élus députés de Seine-Saint-Denis le 30 avril 2017, après avoir battu tous les trois un candidat LREM au second tour.

Alors que l’Assemblée a pris ses congés estivaux jeudi 25 juillet, nous avons voulu dresser un premier bilan de l’action de ces trois visages de La France insoumise au terme de leurs deux premières années de mandat.

« On est pris dans cette grande lessiveuse qui tourne »

D’abord, un même constat, partagé de façon quasi unanime, y compris chez leurs adversaires politiques : les députés insoumis travaillent. Éric Coquerel, Bastien Lachaud et Alexis Corbière comptent parmi les membres les plus assidus de l’Assemblée nationale.

Sur les 10 derniers mois, tous trois comptent entre 37 et 39 semaines de présence sur les bancs du groupe LFI, une assiduité qui les place dans la tête du peloton. Alexis Corbière est intervenu à 740 reprises dans l’hémicycle sur la période, Éric Coquerel 754 fois et Bastien Lachaud 336 fois. Ce dernier a proposé pas moins de 11 lois en 10 mois, ce qui fait de lui le 6e député le plus actif en la matière sur les 577 que compte l’Assemblée.

L'activité parlementaire d'Alexis Corbière mesurée par nosdeputes.fr

L’activité parlementaire d’Alexis Corbière mesurée par nosdeputes.fr

Sur Bastien Lachaud, justement, un militant passé par son équipe confirme, sous le couvert de l’anonymat : « C’est un type assez boulimique de travail. Il est très présent, il veut qu’on lui fasse des fiches, des notes… S’il a une qualité, elle est dans son travail à l’Assemblée. » Lui comme ses deux collègues brillent aussi par leur présence médiatique. Matinales à la télé et à la radio, happenings et coups médiatiques… Les députés LFI ont appris, depuis deux ans, à prendre la lumière.

Alexis Corbière met également cela en avant à l’heure de faire son propre bilan :« Depuis deux ans, dans le cadre déformé qu’est la Ve République, je crois qu’on a fait le job. On défend nos idées, on se bat et on s’oppose à la politique du gouvernement. On est pris dans une activité permanente, dans cette grande lessiveuse qui tourne. » Une activité que perçoivent les électeurs, veulent croire les Insoumis.

« Quand on est sur le terrain, quand on fait du porte-à-porte, la notoriété d’Alexis nous aide énormément, souffle Laurent Abrahams, maire-adjoint LFI de Montreuil. Les gens nous identifient grâce à son action et son activité. »

Mais, plus encore que la reconnaissance du travail, les habitants, militants associatifs et autres élus que nous avons rencontrés nous décrivent, un peu partout, des députés beaucoup plus présents à l’Assemblée que sur le terrain, auprès de celles et ceux qui les ont élus. Catherine Vella habite Montreuil depuis 35 ans. Impliquée localement et présidente d’une association de parents d’enfants sourds, elle suit de près l’action des élus de son territoire.

« J’ai rarement croisé Alexis Corbière dans la ville, glisse-t-elle. Quand ils organisent quelque chose, les gens du milieu associatif aiment bien voir leur maire, leur député, leur conseiller départemental… On ne peut pas dire que M. Corbière y soit très présent. J’ai l’impression que ce qui se passe ici l’intéresse peu. »

À Aubervilliers et Pantin, les critiques sont encore plus dures envers Bastien Lachaud. « C’est un député fantôme », souffle un élu communiste. Un autre n’en revient toujours pas que le député de cette circonscription de près de 150 000 habitants n’y habite pas.

Geoffrey Carvalhinho, chef de file LR à Pantin, y va aussi de sa pique assassine :« Localement, Bastien Lachaud, c’est le néant. Je le vois très rarement. En deux ans, j’ai dû le voir une dizaine de fois au maximum. On a beaucoup critiqué Élisabeth Guigou [députée de la circonscription entre 2012 et 2017 – ndlr], mais quand on compare à aujourd’hui, on en vient presque à la regretter. »

À la sortie d’une des stations de métro de la ville, à Fort d’Aubervilliers, il faut s’armer de patience pour trouver un habitant qui connaisse Bastien Lachaud. Et, quand ils le connaissent, rares sont ceux qui sont enclins à commenter son action, encore moins à la défendre.

Lionel*, lui, a travaillé au plus près du député. Militant insoumis local séduit par la dynamique de 2017, il a été recruté pour intégrer son équipe au lendemain de l’élection. « J’avais été embauché pour travailler sur le volet local de son action et son lien avec le territoire, explique-t-il. Mais, à un moment, je ne trouvais plus beaucoup de sens dans ce que je faisais. Il pouvait se passer plusieurs semaines sans qu’il ne mette un pied en circonscription. À la fin, mon rôle consistait surtout à le prendre en photo lors des événements auxquels il assistait et à les publier sur les réseaux sociaux. »

Au moment de son élection, Bastien Lachaud pose par exemple comme règle que sa réunion hebdomadaire avec ses attachés parlementaires aura lieu de façon alternée, une fois en circonscription, une fois à l’Assemblée. Très vite, ces rendez-vous du lundi s’installent à Paris.

Quand on lui pose la question, Bastien Lachaud ne le nie pas : « Nous nous voyons dans n’importe quel café de Paris, selon l’endroit où je me situe. » Selon nos informations, le lundi, Bastien Lachaud le consacre en fait souvent à ses responsabilités nationales au sein de La France insoumise – il a coordonné plusieurs campagnes électorales. Il n’est pas rare que ses collaborateurs le retrouvent dans le Xe arrondissement, là où se situent les bureaux de LFI.

Coquerel, bien plus présent en circonscription

Éric Coquerel, lui, reçoit un écho plus favorable des citoyens. « Il est sur le terrain, affirme par exemple Patrice Baudouin, président de la CNL de Saint-Ouen. Quand il y a des actions, il est là, beaucoup plus que son prédécesseur notamment [Bruno Le Roux – ndlr]. C’est un député présent, qui est monté au créneau sur un certain nombre de sujets. »

Vice-président du conseil départemental et candidat aux municipales à Saint-Denis, le socialiste Mathieu Hanotin reconnaît lui aussi « une mobilisation qui est à souligner sur la question du logement insalubre dans le quartier Pleyel ». Bally Bagayoko, maire-adjoint à Saint-Denis et chef de file de La France insoumise locale, s’était retiré à l’époque pour laisser la place à Éric Coquerel. « Il a réussi à épouser la cause du territoire et à se mettre à sa disposition, salue-t-il aujourd’hui. Deux ans après son élection, il fait partie du paysage local. Il est de toutes les luttes. »

Je suis contre le fait que le député soit lié à une circonscription 

Bally Bagayoko. © Compte Twitter

Participer, soutenir, relayer les combats des acteurs du territoire : voilà la marge de manœuvre réduite mais importante du député d’opposition. Bally Bagayoko confirme au sujet d’Éric Coquerel : « Son action pour l’essentiel, c’est d’être le haut-parleur de situations locales. Cela a été un point important dans notre lutte contre l’insalubrité, dans la mobilisation en faveur des sans-papiers… »

Alexis Corbière ne dit pas autre chose. « Moi, le seul pouvoir que j’ai, c’est un pouvoir d’interpellation, assure-t-il. Ils [le gouvernement et la majorité – ndlr] nous méprisent, ils nous disent non à tout, je ne vais pas mentir aux gens. Nous, on incarne cette résistance et les idées qu’on a toujours défendues. »

Il est fini, le temps de la réserve parlementaire, cette manne financière que le député pouvait distribuer à son bon vouloir à des associations locales. Pourtant, les députés sont sollicités en permanence par des habitants confrontés à des problèmes d’accès au logement ou à l’emploi, pour l’essentiel.

Face à cela, quels pouvoirs ont-ils ? « Celui de faire des courriers, rien de plus, estime Bastien Lachaud. On alerte le maire, le préfet ou un ministre sur une situation. C’est la seule arme dont on dispose. Rien que sur l’année 2018-2019, j’en ai signé pas moins de 600 pour des habitants de ma circonscription. »

Avec quelle efficacité ? À Montreuil, Laurent Abrahams souligne que l’appui d’Alexis Corbière « permet » aux élus locaux « d’entrer en contact plus facilement avec le préfet ou avec les différents ministres pour faire avancer des dossiers ».

Bastien Lachaud nuance quelque peu le propos : « Parfois, on a de la chance, le préfet est dans un bon jour et il retarde une expulsion ou propose un rendez-vous à la personne… Mais c’est minime. Nous n’avons aucun pouvoir dans notre circonscription. Les gens viennent nous voir, on les reçoit en leur expliquant que ce n’est pas de notre compétence. Notre marge de manœuvre est inexistante. »

C’est à l’aune de cette analyse qu’il faut comprendre la façon qu’a Bastien Lachaud d’exercer son mandat. Exit la conception du député issu du territoire, ancien ou actuel élu local, comme Stéphane Peu (PCF) à Saint-Denis ou Alain Ramadier (LR) à Aulnay-sous-Bois, Bondy sud et aux Pavillons-sous-Bois. « Nous sommes des députés de la nation, martèle Bastien Lachaud. Je suis même contre le fait que le député soit lié à une circonscription. On pourrait imaginer que les députés soient élus sur une liste nationale et que chacun reçoive une circonscription par tirage au sort. »

Conséquence concrète de cette perception : l’ancien professeur d’histoire n’habite ni à Aubervilliers ni à Pantin et assume de voir son travail à travers un prisme national. « Est-ce que je connais moins bien les problèmes d’Aubervilliers que quelqu’un qui habite à Aubervilliers ? Je ne crois pas. »

 On n’est pas un supplétif du maire, on n’a pas d’administration, de moyens pour répondre à tout. 

Alexis Corbière est un peu plus modéré dans le discours. Lui aussi rejette la perception d’un « député para-municipal » : « On n’est pas un supplétif du maire, on n’a pas d’administration, de moyens pour répondre à tout. » Mais le Biterrois de naissance tient à son ancrage local, alors qu’une polémique sur son logement parisien avait émaillé son début de mandat. « Je trouve important le fait d’habiter là où on est élu, souligne-t-il. Tous les matins, j’emmène ma fille à l’école, je vais au café, je passe à la boulangerie… À force, vous construisez des liens avec les gens qui ne sont pas que politiques. Les parents d’élèves qui se mobilisent, ce sont vos amis, l’indignation des gens, vous la sentez au quotidien. C’est un atout. »

Les municipales seront un test

Après une année marquée par un rythme parlementaire effréné, la vague des gilets jaunes et la campagne des européennes, le Bagnoletais espère « réussir à trouver une présence plus forte sur le terrain », glisse-t-il en forme de léger mea-culpa.

Alexis Corbière lors d'une manifestation des gilets jaunes le 6 avril 2019. © Reuters

Alexis Corbière lors d’une manifestation des gilets jaunes le 6 avril 2019. © Reuters

« Il faut être plus présent, admet-il. Les gens ont toujours l’impression de ne pas voir les élus, nous devons être très modestes par rapport à ça. Ce que j’aime, c’est déambuler, seul ou à deux, dans la ville, sans enjeu, sans tract et parler avec les gens. J’aimerais me dégager le temps pour le faire le plus souvent possible. »

Bastien Lachaud parle, lui, d’un « équilibre à questionner en permanence » mais tempère : « Si le bilan était mauvais, je pense que nous n’aurions pas fait ces résultats aux européennes », référence aux bons scores de LFI dans le département.

Reste un dernier sujet, sensible : celui de la représentativité. Lachaud a 38 ans, Corbière 50, Coquerel 60. Mais, surtout, ce sont trois hommes blancs, parachutés dans un département jeune, majoritairement féminin et modelé par les vagues d’immigration successives.

En 2017, déjà, leur parachutage avait fait grincer des dents. Exemple à Saint-Denis et Saint-Ouen, quand le local Bally Bagayoko a dû libérer la place de candidat à Éric Coquerel. « Il y a eu, à l’époque, un fort élan de déception, se souvient le Dyonisien. Certains voyaient cela comme une nouvelle tambouille interne. D’autres disaient qu’encore une fois, le black avait été sacrifié pour les blancs, que les circonscriptions populaires avaient encore une fois été sacrifiées pour d’autres. Il a fallu faire beaucoup de pédagogie. »

Forte de ces quelques années d’expérience, la question est de savoir si La France insoumise va se constituer un capital de militants et de futurs élus à l’occasion des prochaines échéances électorales. Les élections municipales de mars 2020 constitueront à cet égard un test intéressant.

« À nous de faire en sorte que les portes des responsabilités s’ouvrent pour la France qui n’a pas assez la parole, plaide Alexis Corbière. Je ne sais pas si on va y arriver, mais ce combat est nécessaire. Il faut que des équipes émergent et qu’elles soient à l’image de notre société. » De là à imaginer qu’en 2022, les leaders de La France insoumise laissent la place à ces fameux visages locaux qu’ils auront fait émerger ?

Ilyes RAMDANI

Photo de une : Danièle Obono et Éric Coquerel. © Reuters

 

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