Article initialement publié le 25 avril 2019. 

Vingt-trois actes, six mois et un grand débat national plus tard, il était venu le temps de parler. Le lundi 15 avril 2019 à 20 heures précises, le président de la République donna donc rendez-vous à la Nation. Contretemps majeur, il annula son allocution suite à l’incendie de l’illustre charpente d’une célèbre cathédrale. Reportée dix jours après, les voix murmurent que, dans ladite allocution, il prévoyait la suppression d’un plafond tout aussi haut et vétuste : l’Ecole Nationale d’Administration appelée communément l’ENA.

L’Ecole, en elle-même, n’est pas une si vieille institution. Créée en 1945, elle a pour mission de former les futurs grands corps administratifs de l’Etat, ceux nommés aussi « hauts fonctionnaires », ceux qui conçoivent, mettent en œuvre et évaluent les politiques publiques. L’accès à l’ENA se voulait, à l’origine, démocratique et ouvert : un concours, composé actuellement de cinq écrits et de cinq oraux.

Si l’ENA se pare de tous les atours d’une méritocratie républicaine insoupçonnable, il faut en parler plus crûment : c’est une école très sélective (son site officiel ne le nie pas), inscrite dans un long héritage de reproduction et de légitimation des élites sociales françaises (les travaux de grands sociologues ne le nient pas non plus voire l’établissent, se référer à l’incontournable Pierre Bourdieu, fils d’un facteur et devenu normalien à l’époque où la démocratisation des concours supérieurs n’était pas cassée. Le fameux « ascenseur social », en somme). Et ce n’est pas une insulte de constater ce problème insoluble depuis des décennies.

En quoi est-ce un problème ? Les différentes promotions à travers les années voient un « profil-type » d’énarque se détacher. Pour le représenter en des traits grossiers, l’énarque sera souvent un homme, souvent un enfant de CSP +, souvent un bosseur-né qui aura intégré, intériorisé et adopté durant toute sa scolarité des codes intellectuels précis et qui s’apparenteront, lors du concours, à des mots de passe glissés à l’intention du jury.

Le jury ? Généralement, c’est une génération plus âgée qui se confronte à une plus jeune. Une génération plus âgée qui veut se reconnaître dans cette jeunesse en recherche d’adoubement républicain. Passer un concours, c’est un peu comme gagner la confiance de vos parents pour qu’ils vous confient les clés de la maison. Ainsi, ils peuvent partir l’esprit libre en vacances sans forcément voir la baraque se mettre à flamber dans le rétroviseur de la voiture à peine passé le premier virage.

Faire entrer de la diversité dans un système de sélection n’en fait pas de facto un système diversifié.

Comment gagner cette confiance ? Par une attitude et par des actes

Une attitude d’abord : celle de rentrer dans le rang, d’utiliser le même lexique, d’être de la même étoffe ou encore de savoir savamment tutoyer la culture légitime. Fans du rappeur Kaaris, soyez prévenus, jamais vous ne pourrez en parler devant un jury de concours. Du moins, ce n’est pas conseillé. Si vraiment vous tenez à mentionner votre passion pour le rap, vous partirez sur du MC Solaar, vous nous ferez un subtil parallèle avec les interprétations de Jacques Brel puis vous aurez intérêt à lier le tout avec la tradition orale de transmission de la poésie par les troubadours au Moyen-Age. Là, ça passe.

Les actes ensuite : ceux d’un parcours balisé qui va vous dresser à concourir. Le primaire, le collège, le lycée dans les bonnes sections, les classes préparatoires comme objectif ou même Sciences po, et puis les stages, les voyages ou les études à l’étranger, la maîtrise d’une langue vivante (l’anglais est une épreuve obligatoire au concours)… Il faut montrer patte blanche à chaque étape de son curriculum vitae.

Ce n’est pas un vœu pieu que de souhaiter que les élites de ce pays ressemblent aux citoyens qu’elles sont censées servir.

Attention, il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur ces profils. Mais soyons attentifs, il est important de mettre la lumière sur tous les autres profils. Il faut insister : tous les autres. Ce n’est pas faute pour l’ENA d’avoir essayé, notamment par l’instauration d’une classe préparatoire intégrée accessible sous condition de ressources. Mais là encore, vous trouverez une sélection à l’entrée, des places très limitées et un mécanisme d’entonnoir qui élaguera les rangs. A l’ENA, comme dans d’autres milieux scolaires ou professionnels, la rhétorique sera similaire : faire entrer de la diversité dans un système de sélection n’en fait pas de facto un système diversifié.

Ce n’est pas un vœu pieu que de souhaiter que les élites de ce pays ressemblent aux citoyens qu’elles sont censées servir. Parce que la diversité enrichit l’expertise, nourrit les actions, concrétise le lien entre l’Etat et ses citoyens. Autour de cette école se sont crispés les mythes et les réalités d’une lutte des classes revisitée. Mais l’ENA n’est pas l’archétype de la discrimination dans l’enseignement supérieur. C’est une illustration, une image forte car théorisée, étudiée et visible. L’ENA est l’exemple parfait. Mais son ADN se traduit partout ailleurs.

Prendre le problème à la racine

Alors que faire ? Réformer le concours ? Il est égalitaire dans sa forme mais ne pourra jamais prétendre à être équitable. Supprimer l’ENA ? Oui. Oui, pourquoi pas. Mais, et après ? Une nouvelle école ? Un nouveau concours ? Ou une refonte complète du recrutement des agents et dirigeants de la fonction publique française ? Faire sauter un verrou n’ouvre pas le coffre entier. Ouvrir la porte de la cuisine n’empêche pas de rester bloqué devant la porte d’entrée. Battre le champion d’une arène pour obtenir un badge ne vous fait pas gagner la Ligue Pokémon. Finir premier de la Ligue 1 ne vous fait pas remporter la Ligue des Champions. Trêve de métaphores, vous avez l’idée.

La suppression de l’ENA, si elle se confirme, doit enclencher, aussi, des solutions plus globales… Donc plus efficaces : soutenir nos enseignants dès les plus petites classes, combler les absences professorales dans nos lycées…

La suppression ou non de l’ENA doit entraîner des questionnements plus profonds : voulons-nous supprimer une grande école ou voulons-nous supprimer le principe d’une élite dirigeante ? Qui voulons-nous recruter dans les hautes fonctions étatiques et comment voulons-nous recruter ces experts de l’administration ? Comment faire pour que, demain, les préfets, les inspecteurs des finances, les administrateurs civils ressemblent à la société qu’ils servent ? Mais surtout : comment donner à chacun l’opportunité matérielle et non plus fantasmée de pouvoir réaliser ses aspirations ?

La suppression de l’ENA, si elle se confirme, doit enclencher, aussi, des solutions plus globales… Donc plus efficaces : soutenir nos enseignants dès les plus petites classes, combler les absences professorales dans nos lycées (qui font perdre aux élèves jusqu’à une année cumulée arrivés au baccalauréat en Seine-Saint-Denis), éviter que l’école publique soit désertée au profit du privé, ouvrir la palette des matières, qu’elles soient optionnelles ou non, éclairer les orientations, favoriser les échanges linguistiques, les sorties culturelles et les activités sportives, valoriser nos universités, repenser les classes prépa (ou les supprimer), ouvrir plus largement l’accès aux établissements de l’enseignement supérieur, permettre les changements de voie…

C’est une arlésienne qui sonne comme une alarme : il faut affecter les moyens humains et financiers nécessaires pour que notre socle éducatif recolle enfin à la devise gravée sur nos mairies, nos préfectures, nos ministères, nos institutions. Et que tout œil ambitieux qui se pose dessus puisse espérer tout métier dans ses possibilités.

Ce jeudi 25 avril 2019 à 18 heures, l’ENA passera peut-être au bûcher mais le système qui la régit demeurera debout, c’est une certitude. Il a été invoqué, de façon téméraire, une reconstruction de la charpente de Notre-Dame en cinq ans à peine. En combien de temps, Monsieur le Président de la République, pensez-vous que nous puissions rééquilibrer la balance de l’égalité des chances ?

Eugénie Costa 

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