Il y a quelques jours, Le Monde Diplomatique publiait une frise chronologique rétrospective des nationalisations et des privatisations depuis 1936 en France. Si l’on peut y voir une petite vague de nationalisation au début des années 80, on y voit surtout, à partir de 1987 et jusqu’aujourd’hui, quasiment uniquement des privatisations. En un simple coup d’œil, pas même besoin d’un débat entre intellectuels éclairés, il apparaît clairement que l’Etat a laissé le marché entrer.

A la lecture de cette formule consacrée, on pourrait sans problème se dire « voilà donc un nouveau sujet de thèse » puisque la question cristallise nombre de débats entre initiés, fervents défenseurs du service public et partisans de l’initiative privée. Déambuler des heures dans les bibliothèques pour en aborder tous les tenants et les aboutissants. Juger quels biens et quels services pourraient légitimement être confiés au privé et selon quels critères.

Ou bien on pourrait y réfléchir à chaud puisque ce débat a trouvé un écho très concret ces derniers jours au BB. L’un de nos articles, évoquant l’initiative du Choix de l’école, une association accompagnant les jeunes diplômés à devenir enseignants en REP, a suscité des réactions jugeant que le BB valorisait et « portait aux nues » des initiatives privées et en l’occurrence une externalisation des questions d’éducation de la part de l’Etat.

Ces réactions ont retenu notre attention. D’abord, s’il est évident que l’éducation compte au nombre des missions centrales remplies par l’Etat, il est tout aussi évident qu’il existe nombre de failles dans le système éducatif français. Il serait illusoire d’espérer en dresser une liste exhaustive tant elles sont nombreuses et tant elles s’aggravent. Citons au moins spontanément les (lourdes) inégalités de moyens financiers, matériels et humains, les inégalités d’accès aux formations supérieures, l’incompressible seuil de surreprésentation de certaines CSP dans certaines formations…

Nous nous sommes interrogés : une fois ce triste constat posé, quel regard porter sur des initiatives comme celle du Choix de l’école en tant que blogueurs, en tant que rédaction ? Doit-on les passer sous silence sous prétexte que nous nous désolons des failles constatées dans un certain nombre de missions remplies historiquement par l’Etat ? Doit-on les évoquer avec circonspection comme si elles avaient uniquement vocation à servir de palliatif le temps d’une reprise en main par la puissance publique ?

Selon nous, il ne peut pas s’agir uniquement de déplorer une énième fois ces failles et de raviver les critiques adressées à l’Etat français jugé démissionnaire, que l’on surprendrait à chaque nouvelle initiative privée en flagrant délit d’incapacité. D’autant plus lorsqu’on est attachés, comme c’est le cas au BB, aux problématiques de l’éducation, de l’insertion, de l’accès aux droits pour ne citer qu’elles.

Concernant Le Choix de l’école et pour répondre en partie à ces réactions, nous rappelons que l’article que nous avons publié précise que cette structure ne se substitue pas au recrutement classique auquel procèdent les rectorats pour tout contractuel dans l’éducation nationale.

Nous avons aussi souhaité prolonger notre interrogation à d’autres initiatives. Nous avons donc essayé de dresser, entre nous, un petit tour d’horizon de quelques-unes de ces nombreuses nouvelles idées ou projets qui émergent sur les problématiques qui nous touchent et auxquelles nous portons notre attention. Et selon nous, il s’agit plutôt de les observer, chacune selon une autre formule, revisitée cette fois : la logique du « un poids, une mesure ».

Sur les questions d’insertion et de réinsertion

On pourrait parler des baisses de dotations allouées aux missions locales qui s’accompagnent d’une multiplication d’appels à projets émis par l’Etat et auxquels les opérateurs privés sont de plus en plus nombreux à répondre. Difficile en l’occurrence de nier qu’il y a un peu de démission de la part de l’Etat puisque l’externalisation s’accompagne d’une baisse des moyens alloués.

Mais on pourrait évoquer les structures qui vendent des conventions de stage – parfois très chères, comme FacForPro ou bien BeStudentAgain. En surfant sur une législation durcie censée prévenir les stagiairisations à outrance, ces entreprises font ou ont fait des profits sur cette même question d’insertion. Pas sûr que ces initiatives soient de celles que l’on voudrait mettre en lumière mais pas sûr que l’Etat n’ait pas essayé de légiférer ou d’agir – mieux que dans d’autres pays européens.

On pourrait aussi évoquer l’association Singa, qui facilite l’insertion des personnes réfugiées. Ou alors le Wake Up Café qui accompagne des personnes détenues en les soutenant pour une réinsertion durable. Ces initiatives n’émergent pas de l’Etat mais elles complètent des dispositifs étatiques peut-être pas assez nombreux ou bénéficiant de trop peu de financements.

Sur les questions de l’aide alimentaire et de la lutte contre le gaspillage

On pourrait évoquer la loi Garot de 2016 qui, en interdisant aux grandes surfaces de détruire leurs invendus, a conduit à l’émergence de start-ups comme Too Good To Go par exemple, qui commercialisent les invendus proches de leur DLC à bas prix – invendus traditionnellement donnés aux associations d’aide alimentaires et aux épiceries solidaires par exemple. Ces mêmes épiceries solidaires déplorent aujourd’hui une baisse des dons. Cette fois, l’Etat est plutôt dans la posture du législateur qui favoriserait les associations d’aide alimentaire et ce sont des start-ups qui, en entrevoyant une source de bénéfices pour elles comme pour les grandes surfaces ont fait naître ce qui appelé un peu pudiquement « l’effet pervers de la loi » dans le secteur de l’aide alimentaire.

Voilà donc un tour d’horizon (très) succinct mais qui montre combien il est nécessaire de regarder chaque situation et chaque initiative au-delà du débat entre intérêt général, secteur public et secteur privé dont les frontières sont devenues très floues. Il y a bien sûr les partenariats public-privé, moins nombreux ces dernières années. Il y a aussi de nombreux appels à projets lancés par des fondations comme par l’Etat. Et il y a surtout l’énorme croissance de cette économie sociale et solidaire et la multiplication donc des start-ups dans la logique du tech for good qui ont fait de l’engagement et des convictions non seulement une liste de métiers pour lesquels on est de plus en plus tentés de tout quitter, mais aussi une source d’opportunité et de bénéfices en tout genre, financiers comme en termes d’image.

Continuons donc à naviguer entre ces initiatives comme comme on suit avec attention l’action de l’Etat. En essayant de garder le même cap. Celui qui nous pousse à chercher notre petite dose d’anti-destin quotidienne.

Anne-Cécile DEMULSANT

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