C’est la victoire de la patience et de l’humilité. C’est une belle leçon de dignité comme les luttes collectives en fournissent, de temps à autre, comme pour nous rappeler que nos droits sont toujours le résultat d’un combat. La SNCF ne sort pas grandie de cette histoire et dilapide une occasion de reconnaître l’ineptie de pratiques dignes des systèmes ségrégationnistes du siècle dernier.

Derrière chacun des visages des cheminots, il y a un monde, un enchevêtrement de situations, de déséquilibres, de parcours sinueux, de ruptures familiales, de rêves réservés. Leurs illusions sont des œuvres, leurs mots sont choisis. Ils serrent les dents pour survivre, pour colmater les brèches. Ils parlent souvent avec les yeux et ponctuent avec des soupirs. La décision du tribunal est un petit arc-en-ciel dans leur ciel nuageux.

Ils symbolisent l’histoire de l’immigration maghrébine, méconnue, sous-estimée, enfouie dans les interstices du monde ouvrier et des classes populaires. Il faut rendre hommage à Omar Samaoli, Mouloud Aounit, Yamina Benguigui, Azouz Begag et les quelques dizaines de militants anonymes pour leur engagement et leur travaux sur cette question afin de la sortir de la zone grise, pour éclairer la société française sur sa propre histoire.

Les Chibanis d’aujourd’hui furent les petites fourmis des trente glorieuses. Jeunes gaillards costauds, en bonne santé, durs à la tâche, invisibles politiquement, corvéables à merci. Dès les années 50, l’État français écumait les villages du Rif et du Sud marocain pour sélectionner les jeunes adultes candidats à l’exil. Il fallait satisfaire la boulimie d’une économie en pleine expansion au service d’un pays en reconstruction après une guerre désastreuse. Les recruteurs palpaient et appréciaient les paumes des mains rugueuses des candidats pour ne recruter que des travailleurs manuels ou des ouvriers agricoles. L’immigration utile et choisie, toujours.

La France des mines, du charbon, des ponts et chaussées, des chaînes de montage automobiles, du nettoyage, du BTP, des transports et des industries pollueuses les consumait par millions. La vie se résumait ainsi : des silhouettes rasant les murs, le foyer, l’usine, un troquet, quelques paroles de Dahmane et des photos du bled en noir et blanc.

Dans les années 70, des dynamiques collectives sont nées avec quelques revendications sociales et politiques (grève des loyers dans les foyers, médecine du travail, violence policière, création de journaux, ciné club…), une participation de plus en plus affichée dans les mouvements ouvriers, -malgré les résistances de certaines centrales syndicales-, jusqu’à la possibilité de créer des associations au début des années 80 et l’émergence de ce que nous appelons aujourd’hui « la politique de la ville », avec l’installation des nouvelles générations au cœur du débat politique.

Aujourd’hui, le projet migratoire des Chibanis n’est pas terminé. Il est confronté à une réalité : on ne quitte pas un pays après 40 ou 50 ans de présence, en laissant enfants et petits-enfants sur place, ses repères, ses amis. Les Chibanis célibataires rencontrent des problèmes administratifs, des obstacles qui rendent difficile la mobilité entre les deux rives de la Méditerranée, survivent avec des petites indemnités retraites, une précarité financière qui ne permet pas de se soigner, des conditions de vie inconfortables dans les foyers… .

La victoire des Chibanis face à la SNCF n’est pas uniquement juridique. Elle est un symbole fort. Elle doit être aussi un levier de reconnaissance politique pour aborder les autres questions. Leur jeunesse n’est plus. Ils ont participé à la reconstruction de la France. Leurs enfants ont pris le relais dans tous les secteurs d’activité. Nous leur devons une solidarité sans faille. Nous devons leur garantir une place, à part entière, dans notre mémoire collective et notre histoire commune.

Nordine NABILI

Crédit photo : Meritxell CORTES

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