Le vendredi 5 avril 2019, la terre a tremblé. Aux sons des basses et des nappes de synthés. Ça fait deux semaines qu’ILS sont revenus. Annoncé à grand renfort de tweets, de parade sur les Champs-Elysées sur un bus à étage, de courses Uber insaisissables et d’un vidéoclip déjà dans l’histoire : ils sont revenus, les deux frères, corses et algériens d’ascendance, en provenance des Tarterêts à Corbeil-Essonnes, rappant leur mélancolique passé de trafiquants de drogue perchés au sommet de la Tour Eiffel.

Comme l’ont souligné avec justesse des anonymes et des artistes sur les réseaux, moi aussi j’aurais payé pour être dans le salon de tous les réactionnaires de France piaillant devant leur télé, afin de me délecter de leurs cris offusqués. Qu’ils s’étouffent dans leur indignation inutile. J’ai eu, comme beaucoup, une vague de fierté peu dissimulée pour mon pays et pour le grand Paris voyant ces deux rappeurs onduler sous les ampoules clignotantes de la Dame de fer. Ça vaut King Kong au sommet de l’Empire State Building : culte. (Message au CNC : continuez à financer ce genre d’idée de génie. Ça compense certains films français à humour douteux ou à problèmes existentiels rébarbatifs).

Reprenons la base : Ademo et N.O.S sont frères et forment le groupe de rap inclassable PNL, ou Peace’n’Lovés. Ce qui ne leur va pas trop mal, puisque depuis quelques années, je leur file volontiers mon argent et je suis plutôt détendue quand je les écoute. Je dois confesser qu’ils m’ont déjà agacé. Mais ce n’était pas de leur faute. Non, c’était plutôt de la faute de la bonne dizaine d’adolescentes que j’ai vu s’évanouir et passer sous mes yeux durant leur date à Bercy. Et passer l’heure à éviter de se faire vomir dessus, vous en conviendrez que ce n’est pas l’expérience la plus agréable en concert (à ce titre : mollo sur la bière, mollo sur les substances illicites). Et oui, ils sont beaux, mais pas la peine de hurler dès qu’il y en a un qui se refait le chignon. Bref. Tant pis. Patience. Je me fais juste vieille.

Je me fais vieille (bon j’ai vingt-sept ans, j’en fais un peu des caisses), et pourtant, j’ai l’intégralité de leurs projets sur mon téléphone depuis 2015. Ce qui n’était pas chose gagnée, au départ. Je me souviens cette douce après-midi de juin, où mon copain à l’époque, fan de rap et de la série Gomorra, vient me mettre sous le nez « Le monde ou rien » en arguant « t’es italienne en plus, ça va te parler ». Certes. Mais, alors que je ne connaissais même pas les trois lettres de PNL, la vision des premières images (dans le désordre : Scampia dans la périphérie de Naples, chemise Burberry et polos moulants, cheveux gominés et « j’veux pas d’câlin, j’suis qu’un glaçon sous string ficelle ») m’inspira trois autres lettres : WTF ?

Onizuka, le déclic

Evitons de cataloguer trop vite en termes d’art et surtout de musique. Je l’ai fait une fois, et ma sentence reste irrévocable (non, je ne lâcherai pas de nom). J’ai donc pris le temps d’apprivoiser PNL et ils ne m’ont pas rendu la tâche facile. Identification au propos ? Loupée, de prime abord. Je n’ai jamais vendu de drogue. Je ne suis pas passée par la case Fleury-Mérogis. Je n’ai pas grandi dans une cité réputée difficile. Dans les grandes lignes, rien en commun. Et je ne vais pas faire la bourgeoise de gauche qui s’invente une vie au contact des gangsters, ni qui adore les codes de la « street » parce que  c’est « hype » et « ouh là là que j’aime m’encanailler ». Non. La culture urbaine, surtout quand ce n’est pas la sienne originellement, ça se respecte. Ceci étant dit, j’ai toujours écouté du rap et j’ai été émue par une foule de titres situés très loin sur l’échiquier de mon vécu personnel. Mais là, ça ne prenait pas (encore). Cependant, déjà, il fallait leur reconnaître des sons efficaces et des tournures de textes qui pouvaient forcer un «  hey, bien vu, igo ».

Outre leurs avantages physiques (indéniables, ne soyez pas de mauvaise foi, je vous vois) à contempler sans trop de honte quand ils sortaient un vidéoclip en plein été (je vous invite à regarder « J’Suis QLF », l’adolescente n’est jamais très loin chez moi non plus, que voulez-vous), je ne captais pas (encore) la grande dimension émotionnelle de leur musique (attendez la fin du papier avant de me juger salement pour cette phrase). C’est ainsi que le 16 septembre 2016 sortait leur disque « Dans la légende ». Quelle bande de petits mégalos, pas vrai ? Eh bien vous savez quoi ? Ils avaient raison. Et ils ont eu raison de moi. Parce qu’à la piste 15 dudit disque, c’en était fini, de mon scepticisme. J’ai abdiqué.

Le contexte : j’ai un grand frère, né en plein milieu des années 80, complément accro depuis son plus jeune âge aux jeux vidéo et à la culture japonaise. Aussi, pour avoir un semblant de relation correcte bâtie sur un terrain d’entente entre mes dix et mes seize ans, j’ai du maîtriser rapidement les PlayStation, Dreamcast et autres Nintendo, lire un paquet de mangas et visionner pas mal d’animés. La fameuse piste 15, donc, s’intitule « Onizuka », héros d’une série de mangas que je connais littéralement par cœur et dont les personnages demeurent mes références encore aujourd’hui. D’ailleurs, j’ai ramené tous les tomes sur Paris lors de mon déménagement, pour avoir un peu de mon frère avec moi (il a émigré dans un autre pays, le fourbe). Voilà la vérité : PNL m’a cueillie par le biais d’une chose que l’on peut tous chérir, que cela soit un lien de sang ou un lien de cœur : la fraternité, mes petits potes, la fraternité.

Troisième mot de notre devise nationale réhabilitée à coup d’Auto-Tune. Si tous les textes de PNL ne tournent pas autour de cela, ça a été en tout cas ma porte d’entrée dans la vaste mythologie qu’ils ont su bâtir en quatre travaux. De là, à ce que j’en réclame encore huit pour une petite touche « douze travaux d’Hercule », il n’y a qu’un pas (s’il vous plaît ?). Fraternité, rage, tristesse, illusions perdues et espoirs de rédemption, spiritualité, amours déçus, évasion, misère et ode à la famille, leur storytelling est vertigineux, si vous prenez le temps de vous y plonger un peu (ce que je vous encourage à faire au lieu de les catégoriser de « dealers dépressifs », à bon entendeur).

Non seulement ils m’avaient manqué, mais ils m’ont fait pleurer

Le doute subsiste en vous ? Je vous comprends, je suis purement subjective. Mais c’est ça, l’intérêt. J’en remets une petite couche : allez écouter le couplet de N.O.S sur la piste 17 de leur précédent album, intitulée « Jusqu’au dernier gramme » (dieu que le nom de ce morceau est beau, même plus beau que ses interprètes si vous voulez mon avis). Les fans de PNL sauront pourquoi je le cite ici. Car malgré les hurlements, la beauté de leur concert à Bercy a tenu dans cette minute suspendue : N.O.S qui commence ledit couplet et 20 000 personnes qui se mettent à le réciter. Ademo qui fait signe à son frère « attends, laisse les chanter ». Et le public a tenu, jusqu’au dernier mot. C’était très fort et c’était très sincère. Réalisez : ces mecs rendent des gens spontanément heureux de communier, ensemble, en scandant des phrases que vous pouvez trouver vulgaires. Mais comme a dit Albert Camus en conclusion à l’un de ses illustres livres : « Il y a dans l’homme plus de chose à admirer qu’à mépriser ». Et oui, j’ose vous le dire : c’est applicable à PNL, aussi. Je suis sûre qu’Albert Camus aurait kiffé PNL. Et malgré la jeune fille qui a failli me vomir dessus, je ne regrette pas de les avoir applaudis.

Et j’ai récidivé : retour à de nos jours. A part deux morceaux lâchés en 2018 (avec un petit bug sur le bijou « à l’ammoniaque »), j’étais partie sur d’autres bails rapologiques. Et, le vendredi 5 avril 2019, à minuit passé d’une minute, je me suis dit « allez, va écouter, je parie qu’ils t’ont manqué ». J’ai donc tapé leurs trois lettres sur mon application de streaming premium. J’ai tiqué sur la pochette bleue/rose/violette. Je me confesse (encore) : non seulement ils m’avaient manqué, mais ils m’ont fait pleurer ce coup-ci, au détour d’une drôle de coïncidence.

En effet, la date de sortie de leur album, nommé « Deux Frères » était, avant tout, la date de naissance de mon oncle. Cela aurait dû être son 65ème anniversaire. Or, il n’a jamais atteint ses quatorze ans. Je ne l’ai jamais connu, mais il y a, dans nos histoires, des absences plus fondatrices que certaines présences. J’envoie donc un message pudique à sa sœur, qui n’est d’autre que ma propre mère. A l’instant même où N.O.S (qui a décidemment le chic pour les couplets introspectifs bien placés) entame un « Papa nous a cogné tête contre tête, nous a dit ‘j’veux un amour en fer / J’veux personne entre vous, même pas moi, même pas les anges de l’Enfer’ / j’ai aimé mon frère plus que ma vie, comme me l’a appris mon père », je reçois, dans la langue de Dante, la réponse suivante « Sapessi come invecchiando mi manca un fratello… ».

Ayant séché mes joues, je vous traduis ce que ma mère m’a avoué « si tu savais, en vieillissant, comme cela me manque, un frère ».  Oui, toute sa vie, son frère lui a manqué. Son mari, ses enfants, ses amis lui ont apporté d’autres joies tenaces, je l’espère, et il est certain que ma mère ne comprendrait pas grande chose à PNL, pourtant son simple message m’a fait entendre d’une autre façon tout le propos de leur nouvel album, fraîchement sorti. Que la famille, vous vous souvenez ? Alors j’ai écrit au mien, de frère, et entre un sourire, deux larmes, et un déhanché ambiancé, je rajoute simplement ceci : à Tarik et à Nabil, merci.

Eugénie COSTA

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