#TRIBUNE L’Université Lumière Lyon 2 devait organiser un colloque intitulé « Lutter contre l’islamophobie, un enjeu d’égalité ? » ce samedi 14 octobre. Après plusieurs jours de pression, la présidence de la faculté a fini par l’annuler. Des doctorants et universitaires de la chaire Égalité, Inégalités et Discriminations, à l’origine de l’événement, exigent son maintien.

« Toujours un groupe plus fort vise, soit à cause de sa religion, de la couleur de peau, de sa race, son origine, son idéal social ou de ses conceptions philosophiques, un groupe plus petit et plus faible sur lequel il se hâte de décharger les forces destructrices qui sommeillent en lui ». Conscience contre violence, 1936, Stefan Zweig.

Suite à l’interdiction d’un colloque universitaire sur la lutte contre l’islamophobie organisé par la Chaire Égalité, Inégalités et Discriminations de l’Université Lumière Lyon 2, nous, engagé-e-s dans la recherche académique sur les discriminations et les inégalités, n’acceptons pas cette atteinte grave à notre liberté de penser le monde social avec celles et ceux qui le font.

Une chaire unique en France 

L’existence de la chaire Égalité, Inégalités et Discriminations est pourtant un signe de vitalité incontestable de la recherche française, comme les initiatives sur les études de genre ou l’intersectionalité ailleurs. Forte de son existence développée sous quatre présidences et reconnue pour son expérience et ses compétences par la présidence actuelle de l’Université Lumière Lyon 2, elle a été sollicitée pour l’organisation d’un colloque sur l’islamophobie. Ce colloque avait pour but de rassembler chercheur-e-s et membres de la société civile pour en interroger les contours tant théoriques qu’empiriques. Nous revendiquons en effet une recherche moderne qui se fait avec les personnes concerné-e-s – en l’occurrence des associations de lutte contre l’islamophobie –  à qui nous donnons la légitimité d’exprimer une expertise acquise dans l’expérience sociale du racisme vécu par leurs membres.

Co-produire la connaissance avec les « concerné-e-s »

Si la production de la connaissance ne peut ignorer ces voix, certain-e-s pourtant, vantent encore les mérites des « comités scientifiques » comme garde-fou de l’entre-soi académique. À l’heure de la « co-production des savoirs », ils apparaissent comme la dernière manière d’enfermer la recherche dans une tour d’ivoire, loin de l’épreuve des réalités sociales. L’histoire des discriminations et des inégalités nous enseigne que ce sont en premier lieu les personnes qui les subissent qui ont construit les outils conceptuels qui ont facilité la déconstruction de ces faits sociaux. Réfléchir et penser « avec » ne signifie pas pour autant partager des agendas politiques : notre rôle s’arrête là. L’annulation d’une manifestation universitaire sur l’islamophobie aura le mérite d’offrir à de futur-e-s doctorant-e-s l’illustration de la tentative d’invisibilisation des luttes des groupes dominés par des institutions dites « démocratiques », « autonomes », et « indépendantes ».

L’université touchée dans ses fondements

C’est pourquoi, nous souhaitons ré-affirmer ici la liberté intellectuelle de concevoir nos espaces de recherche. L’université est pour nous l’agora où il n’est ni de paroles ni de personnes interdites autres que celles contenues dans les limites fixées par la loi. Cet espace d’expression, de construction des savoirs, d’opposition critique, de dissensus et de conflictualité, est le lieu de rassemblement démocratique des paroles et des écrits. La censure n’y a donc aucune place. Elle est une atteinte aux fondements même de nos universités, de la production de nos savoirs et de la démocratie. `

Pour une recherche critique

Les sciences sociales – plus particulièrement la sociologie – sont devenues la cible, notamment, des discours racistes et islamophobes. On l’a décrite tantôt comme une « excuse » aux terroristes complices de « l’islamisme » pour les un-e-s ou un « danger » pour d’autres. Face au grotesque et à l’outrance, nous garderons le cap serein d’une recherche critique, conscient-e-s que l’espace social n’est pas neutre et que des rapports de pouvoir et de dominations s’y jouent.

L’ordre social raciste est-il inattaquable ?  

Nous avons bien mesuré qu’étudier les discriminations et les inégalités dans le cadre français d’un universalisme républicain abstrait, c’est subvertir et remettre en question un ordre social, assis sur des dominations dont le caractère indicible leur permet de mieux perdurer. Mais n’est-ce pas là justement le rôle émancipateur de la recherche, dès lors qu’elle est faite avec les personnes concernées, de révéler par l’étude méthodique ces rapports de domination qui écrasent nos relations ?

Une convergence inquiétante

L’attaque de nos thèmes d’études (genre, discriminations raciales, inégalités, sexualité, intersectionnalité, etc.) par des mouvements convergents et à l’idéologie a priori opposée est devenue systématique. Nous assistons à une reconfiguration d’un racisme islamophobe – les musulman-e-s étant construit-e-s racialement – allant des défenseurs d’une « laïcité » dévoyée à des fins stigmatisantes aux tenants de la « lutte contre les islamo-gauchistes ». Ses membres traquent et harcèlent sur les réseaux sociaux les mêmes personnalités engagées dans l’antiracisme ou le féminisme en leur déniant toute possibilité de dire ou d’agir. La dénonciation systémique des formes de domination blanche et patriarcale est sitôt disqualifiée et criminalisée, là où elle devrait être discutée. Dans une sordide répartition des rôles, la fachosphère repère les évènements et discours, lance des appels au harcèlement dans des blogs fréquentés par des initiés, puis, la laïcosphère, idiote utile de l’islamophobie, lui donne blanc-seing par une rediffusion à peine reliftée dans des sphères médiatiques respectables.

« Ne nous laissons pas intimider ! »

Nous interpellons l’ensemble des membres engagé-e-s dans les recherches en sciences humaines et sociales, afin qu’ils relaient ce message : nous ne céderons pas aux pressions exercées par des contempteurs de l’ordre social aujourd’hui racial et sexuel – et qui ne manquera pas de s’élargir demain -, mais au contraire nous réaffirmerons des convictions d’ouverture et de progrès.

La présidence de l’Université Lyon 2 a manqué à son devoir de protéger nos champs de recherche en mettant en danger les études sur les discriminations et les inégalités. Elle doit se ressaisir très vite ou elle court le risque que demain, d’autres groupes anti-démocratiques s’autorisent encore davantage à lui dicter son programme scientifique et à faire, durablement, leur entrée à l’Université.

Nous exigeons le maintien sans condition du colloque « Lutter contre l’islamophobie : un enjeu d’égalité ? ».

Les premier-e-s signataires : 

Tanguy DUFOURNET, doctorant en sociologie, Université Lumière Lyon 2

Ekaterina PANYUKINA, doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2

Adélaïde INTESSE, doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2

BAGRAMOVA Anna, doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2

BENTOUHAMI Hourya, Maitresse de Conférences en philosophie, Université de Toulouse – Jean Jaurès

BERNE Elodie, Doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2

BOURCIER Sam, Sociologue, Université Lille 3

BOUVET Marlène, doctorante en sociologie, ENS de Lyon

Chrysalide, Association Lyon

CORDIER Lionel Cordier, doctorant en science politique, Université Lyon 2

DAYAN-HERZBRUN Sonia, Professeure en sociologie émérite, Université Paris Diderot-Paris 7

DHUME Fabrice, enseignant-chercheur en sociologie, Université Paris Diderot

DUVERGER Sylvia, doctorante en étude de genre,

ESPINEIRA Karine, Sociologue, Université Paris 8

GALLO LASSERE Davide, chercheur rattaché au laboratoire Sophiapol, Université Paris Ouest Nanterre

GHEERAERT Aria, étudiante de Chimie, ENS de Lyon

JAOUL Nicolas, chercheur en anthropologie, CNRS, IRIS

LÉON Aurélia, doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2

Les UNvisibles de Stonewall, Association Lyon

LORCERIE Françoise Lorcerie, sciences politiques – CNRS et Aix-Marseille Université

MALAAL Hind, doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2

MBOLATIANA Diana, doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2

MESLI Rostom, Postdoc, University of Pittsburgh

MILAN Pascale-Marie Milan, doctorante en anthropologie, Université Lumière Lyon 2

NADI Selim, Doctorant au Centre d’histoire de Sciences Po Paris et à l’université de Bielefeld

OUEDRAOGO Clémence, doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2

PALHETA Ugo, Maitre de conférences en sociologue, Université Lille 3

PREARO Massimo, chercheur contractuel, Université de Vérone

REBUCINI Gianfranco, Anthropologue, chercheur associé EHESS, Paris 1

RENAULT Matthieu, Philosophie, Université Paris 8

SOUMANA Ali, doctorant en sociologie, Université Lumière Lyon 2

VERGES Françoise, Politologue

ZIMMERMANN Quentin, masterant.e en études de genre, EHESS, Paris

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