BB : Sur les réseaux sociaux, les violences policières sont de plus en plus souvent filmées et diffusées. Une application, « Urgence Violences Policières », a même été lancée ces dernières semaines comme « une arme de surveillance et de protection citoyenne. » Est-ce que vous y voyez une forme d’auto-défense des quartiers populaires ?

Elsa Dorlin : Clairement, l’application relève de l’auto-défense citoyenne et de l’auto-défense tout court. Cela s’inscrit dans une stratégie politique qui a une histoire, qui consiste à surveiller ceux qui nous surveillent et à dénoncer l’arbitraire. Les exactions policières sont souvent justifiées par un discours médiatique et politique qui consiste à dire que la police ne fait que « répondre » à une violence première, ou que le maintien de l’ordre doit atteindre un niveau élevé de violence car ce serait la seule réponse possible à une violence dont seraient responsables les personnes incriminées. Pour dénoncer ce discours, la captation des images est très importante.

Les images devraient permettre l’ouverture d’enquêtes et des actions en justice, mais on voit que la plupart des actions qui ont été engagées après la mort d’individu-e-s du fait de l’intervention policière, ou pour des blessures, des mutilations ou littéralement des scènes de tabassage… bref, la plupart du temps les enquêtes ne sont pas ouvertes, ou les plaintes sont classées sans suite. Les images ne suffisent donc pas, mais c’est déjà une forme de contre-pouvoir, elles permettent de restaurer une puissance de dénonciation et de résistance et sont une archive de la violence d’Etat.

Comment peut-on expliquer que, même avec des vidéos à l’appui, la police reste si souvent impunie ?

C’est une réflexion qui a largement été développée, notamment aux Etats-Unis, après l’arrestation et le lynchage de Rodney King en 1991 sur une autoroute de Los Angeles. A partir de la vidéo prise par un riverain, où l’on pouvait clairement voir la violence inouïe et donc l’usage disproportionné de la force de la part des policiers, les avocats des policiers ont réussi à convaincre le jury qu’il s’agissait de légitime défense et que Rodney King qui tentait de se protéger des coups était agressif. Les policiers ont été acquittés. On a compris après ce procès, qui a déclenché les révoltes de Los Angeles, que chaque image s’inscrit dans un cadre qui en impose l’interprétation. Si une même image peut être vue comme de la brutalité policière ou comme du maintien de l’ordre légitime : comment établir la vérité ?

Dans le cas des violences policières, elles sont inséparables d’un faisceau de sens ou de significations historiquement et socialement construit qui est complètement imprégné par le racisme. Et le déni de ce racisme – au sein de la police et des institutions politiques ou médiatiques, des tribunaux – permet de ne jamais reconnaître la réalité de la violence, d’entraver la reconnaissance de la vérité et de ne jamais rétablir la justice. C’est une analyse politique qui est aussi là depuis longtemps, je pense au MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, ndlr), qui a toujours élaboré un arsenal critique pour politiser la question dite des « banlieues » et qui a analysé le racisme structurel qui maintient un groupe social totalement sans défense face à la violence de l’Etat.

L’image en tant que telle est donc nécessaire mais elle n’est donc pas suffisante, la preuve par l’image ne suffit pas. Il faut s’attaquer au racisme en tant que prisme à travers lequel on établit ce qui est, à partir duquel on dit ceci est la réalité de ce qu’il s’est passé.

Les personnes victimes de violences sont donc dépossédées de leur pouvoir juridique. Face à cela, que reste-t-il comme voie pour les quartiers populaires ?

Les quartiers populaires ont été et sont un laboratoire d’expérimentation cru, crasse, de ce que ça veut dire un Etat libéral répressif, c’est-à-dire un territoire dans lequel il n’y a plus de services publics, dans lequel on est assigné à une contrainte et une pression économique telles que même travailler ne suffit plus pour survivre, où on est confiné dans des habitats insalubres, des environnements pollués, et où on est exposé à la violence policière.

Elsa Dorlin est philosophe et professeur à l’université Paris-VIII de Saint-Denis

Je pense que la voix juridique est essentielle, mais on voit bien que le système judiciaire ne permet que rarement de rétablir la vérité et la justice comme l’ont démontré des recherches universitaires sur la question – je pense par exemple au livre de Vanessa Codaccioni, La Légitime défense. Tous les comités Vérité et Justice et toutes les actions qui sont intentées au niveau judiciaire sont donc absolument nécessaires et vitaux.

Cela relève de l’auto-défense comme bien d’autres formes d’auto-défense déjà préentes dans les quartiers populaires : des formes d’organisation, de solidarité, de soutien communautaire qui sont liées au soin de soi, d’un « nous », à l’entraide, au soutien. On le voit dans la période de confinement, ça a été d’autant plus déterminant. Ce sont ces solidarités qui ont permis en grande partie de subvenir aux besoins vitaux, l’accès à la nourriture, à la santé, l’entraide entre les générations et aux soins aux enfants, aux parents… révélant aussi la puissance et l’engagement des femmes. Ces solidarités sont politiques au sens où la politique commence et finit par des questions vitales et quotidiennes.

Ce qui est intéressant, c’est de voir que vous nommez l’auto-défense aussi à travers le soin et la solidarité. Les méthodes d’auto-défense qui sont plus visibles, ce sont les révoltes urbaines, comme on en a vu à Villeneuve-la-Garenne le mois dernier. Qu’est-ce qu’on peut en dire ?

Les habitants et les habitantes font l’expérience quotidienne de la violence continue, permanente, au niveau social, sanitaire, policier, judiciaire, économique, culturel et donc évidemment que l’auto-défense ne se réduit pas à se défendre immédiatement contre le harcèlement policier.

Les formes d’auto-défense mises en place de façon exemplaire par le Black Panther Party for Self-Defense à Oakland à la fin des années 60 ne se sont jamais limitées à se défendre physiquement ou militairement. Cela aurait été sans issue. Car il faut bien comprendre que la violence policière fonctionne selon un double registre : elle expose les personnes à la violence et donc les laisse être sans défense ; or, être sans défense, ça signifie aussi que même si on essaye de se défendre, de toute façon on est démuni parce qu’on sera toujours accusé d’avoir été l’agresseur ou d’avoir commis la première infraction, qui de toute façon justifiera forcément la violence policière en retour.

La réflexion du Black Panther Party for Self-Defense a été de promouvoir une forme d’auto-défense totale : l’auto-organisation de la communauté. L’organisation notamment de petits-déjeuners gratuits pour tous les enfants des quartiers, l’organisation de transports scolaires ou publics dans les ghettos ségrégués, l’organisation de cours du soir, de formations pour trouver un emploi, de formations juridiques, la création de dispensaire pour assurer l’accès aux soins ; enfin, une auto-défense intellectuelle avec non seulement l’accès aux livres (et pas à n’importe lesquels) et l’obligation pour les militant.es de lire des auteurs comme Frantz Fanon par exemple.

Il s’agissait de se réapproprier toute une bibliothèque de pensées critiques pour justement essayer de comprendre que cet acharnement de l’Etat raciste étasunien sur la communauté africaine-américaine, est révélateur de l’articulation entre le capitalisme, l’impérialisme et le patriarcat blanc. Le savoir est une arme.

En France, je pense que la focalisation, dont les médias mainstream se délectent, sur les images de Villeneuve-la-Garenne, sur les feux d’artifices lancés sur les patrouilles de la BAC, sur l’image vue et revue de la voiture brûlée, produit une opinion publique considérant que banlieue est égal à violence et donc que la répression policière est légitime. Mais ces révoltes, c’est de la résistance à un harcèlement quotidien, à une violence d’Etat, on parle concrètement de personnes qui parce qu’elles sortent dans la rue risquent de se faire tuer.

Plus encore, ces images viennent invisibiliser, rendre inaudible toute une organisation et toute une auto-défense des quartiers populaires. S’il y a encore de la puissance pour réagir face à la police et à l’assassinat de jeunes des quartiers populaires, c’est bien qu’en amont il y a des formes d’auto-organisation liées au soin, à la survie quotidienne, qui sont là depuis des décennies et qui permettent de maintenir cette puissance d’agir.

Dans l’auto-défense, vous voyez donc une pluralité d’actions, dont les révoltes urbaines font partie. Souvent les jeunes qui participent aux révoltes urbaines dans les quartiers populaires sont opposés aux personnes qui ont un engagement ou une organisation politique…

Ce ne me semble pas juste de penser cela sous forme d’alternative : « ou bien… ou bien… ». C’est un continuum d’engagements politique, de pratiques de résistance. Et encore une fois, si on accepte cette opposition, on adhère aussi à un certain discours dominant qui donne des bons points, valident des « bonnes » façons de s’émanciper ou de revendiquer, et qui en condamnent d’autres. Cela concerne les modes d’actions dans tous les domaines de contestations : syndicales, sociaux, politiques. Sur cette question, il faut relire Frantz Fanon et ne pas oublier la chose suivante : l’une des ruses les plus efficaces de la domination et de dire au dominé comment et par quels moyens il doit se libérer.

Les révoltes sont considérées comme des formes repoussoirs, effrayantes, violentes, chaotiques, gratuites ou inutiles ; parce que c’est une façon efficace de les dépolitiser, y compris d’opposer à l’intérieur et à l’extérieur des quartiers populaires les personnes, c’est-à-dire d’empêcher la solidarité.

Une partie des médias ne peuvent pas s’en empêcher, même quand ils font soi-disant la promotion de « bonnes » actions politiques, je pense à l’article de Paris Match évidemment, sur les brigades de solidarité en Seine Saint Denis et qui titre « Solidarité en bande organisée ».

Cela montre à quel point l’auto-défense passe par l’auto-défense psychique et à quel point est immense la fatigue de devoir se défendre contre ces stigmates, ces représentations et ces pièges. L’auto-défense psychique est là aussi vitale : elle rend possible l’auto-détermination, sa propre définition des modalités de son émancipation, des formes d’organisation viables.

Avant la crise du Covid, de nombreuses mobilisations avaient lieu dans le monde : en Algérie, au Soudan, en France aussi avec les gilets jaunes… En ce moment, au Liban, les « révoltes de la faim » connaissent aussi une forme de radicalisation des modes d’action. Une auto-défense mondiale des classes dominé-e-s se met-elle en place ?

Ce qui me semble important dans ce qu’il s’est passé dans la période avant la crise du Covid-19, et ce qui se joue évidemment encore aujourd’hui en France et surtout au Liban, c’est que l’auto-défense semble la seule chose qui reste. Et si l’auto-défense devient le seul mode d’action collectif ou individuel possible, à l’échelle mondiale, c’est précisément parce que la situation à l’échelle mondiale, faite par le néolibéralisme mondialisé – qui ne peut être que raciste et sexiste – c’est de porter atteinte, d’exposer au risque de mort les populations.

Ce sont bien des gouvernements de mort qui nous exposent à des risques de mort sociale, physique, environnementale, alimentaire, sanitaire, sexuelle, culturelle, intellectuelle. Donc face à ça, il ne reste plus que l’auto-défense. Il n’est même plus question de débattre de la violence d’ailleurs : on peut laisser les salons parisiens s’émouvoir sur « est-ce-que tout cela justifie de devenir violent ? ». Car au fond, sauver sa vie, sauver une vie possible, digne, ce n’est pas ça qui est violent. A un moment donné, pour ne pas crever, il n’y a pas d’autres choix que l’affrontement (qui peut d’ailleurs prendre des expressions différentes).

Vous soulignez l’importance du néolibéralisme à l’échelle mondiale, et on constate que pendant cette crise les gouvernements tentent de faire passer de nouvelles réformes néolibérales et de surveillance. L’auto-défense pourrait devenir la seule solution, mais il y aura besoin d’une radicalité face à un Etat qui lui aussi devient plus radical et dangereux…

La répression et la surveillance vont se généraliser, s’intensifier. Evidemment, quand je parle de néolibéralisme, ce ne sont pas seulement des mots. Quand on donne, par exemple, un pouvoir de contrôle des attestations ou des pratiques à des agents privés – je pense aux vigiles, aux agents de sécurité de la RATP ou de la SNCF, qui en raison même de la casse du service public, ne sont plus payés qu’au nombre d’amende qu’ils donnent -, on comprend bien que ce seront des contrôles massifs et évidemment, en première ligne, ce seront les personnes racisées qui seront ciblées, les journalistes, les personnes engagées et politisées…

Rappelons-nous les unes de ces derniers mois dans les journaux d’extrême droite ou dits républicains – les « intersectionnels », les « obsédés de la race », les « gilets jaunes qui ruinent la France »…

C’est notre devenir immédiat : de façon inexorable, des pans de plus en plus importants de la population, qui jusqu’ici étaient plus ou moins épargnés – pour des questions de ligne de couleur, de processus coloniaux, qui vont de pair avec les antagonismes de classe – le seront de moins en moins.

La reconnaissance faciale testée à la station de RER Châtelet, le fichage des malades et de leur entourage en violation du secret médical, le fichage des élèves critiques à l’encontre de la politique du gouvernement, les mesures économiques, sociales qui seront prises au nom de la lutte contre la maladie participent de la même stratégie que celles prises il y a quelques années contre le terrorisme : au nom de la lutte contre un « ennemi » invisible, il s’agit de radicaliser l’arbitraire, la brutalité et l’impunité de politiques qui n’ont de démocratique que le label que leur accolent ceux et celles qui les adoptent.

Cet état de fait devrait peut-être nous convaincre de nous radicaliser en notre fort intérieur. Avant même de parler d’organisation collective, il me semble que chacun et chacune en ce moment fait face à un dilemme : fermer les yeux ou les ouvrir grands et regarder ce qui se passe, ce qu’est la réalité. Il ne s’agit pas de rêver à ce que sera le monde d’après, mais probablement de prendre acte qu’il n’y en aura pas si on continue de fermer les yeux et de passer son chemin comme si de rien n’était.

Propos recueillis par Anissa RAMI

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