« On se dit que ça n’arrive qu’aux autres, mais non en fait, ça peut arriver n’importe où ». Et à n’importe qui. Romain Carbonne est bien placé pour en parler. Lui a vécu, en 2014, la victoire du Rassemblement national chez lui à Mantes-la-Ville (Yvelines). A 36 ans, le jeune homme en a d’autant plus souffert qu’il s’est politisé durant sa jeunesse dans un contexte d’explosion médiatique et politique de l’extrême droite et de popularisation de ses idées au-delà du seul FN.

« La première fois où j’ai pu voter, c’est 2002, Chirac-Le Pen, et après Chirac, on a eu Sarkozy. La première fois où je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, mais je ne l’ai pas fait, c’est quand Sarkozy a été élu (en 2007, ndlr) ». Au rang des traumatismes de la vie politique de Romain, il y a donc 2002, 2007… et 2014. Habitant de Mantes depuis quatre ans et bien ancré à gauche, le jeune homme vit le 23 mars comme une gifle : « J’ai participé au dépouillement du premier tour. Et là, un bulletin sur deux que je sortais, c’était le candidat de… » Il ne finit pas sa phrase, dans un petit rire nerveux. Le Front National est arrivé en tête dans tous les bureaux de vote au premier tour. « Là, j’avais les boules, mais c’était que le premier tour, se souvient-il. Et entre les deux tours, et j’ai vu toutes les têtes de liste qui disaient ‘Le front républicain, c’est moi’, mais sans les autres ».

Finalement, cette désunion amène le FN au pouvoir et le jeune Cyril Nauth au poste de maire. Au grand dam de Romain : « C’était pour moi insupportable, mais physiquement, que le FN s’installe. Au lendemain des élections, moi, j’ai passé une sale nuit. Putain ça fait chier, dans la ville, tu vois, où je vais élever mes gamins ! ». Alors que faire ?, comme dirait l’autre. Le soir même du second tour, sur les marches du bureau de vote numéro 1 de la mairie une poignée de personnes « passionnées de politique » échangent sur cette secousse qu’ils vivent en commun. Comme un besoin pressant de partager. « Est-ce que j’attends 6 ans et que quelqu’un propose quelque chose ou bien je fais quelque chose pour minimiser l’impact du FN dans la ville ? », s’interroge-t-on alors.

Un collectif créé pour servir de poil à gratter

Au sein du groupe, on se met d’accord pour s’organiser afin d’intéresser de nouveau les gens à la politique. Parce qu’un fait les marque tous : il y a eu 40% d’abstention au second tour de ces élections municipales. Ils décident de lancer comme « un observatoire », qu’ils appellent « le collectif de réflexion et d’initiative citoyenne », ou CRIC. Leur constat, c’est que « la campagne ne s’était pas faite sur un débat d’idées ou de projets, mais sur une guerre de personnes, que ça avait pris le pas sur la campagne municipale, et que ça avait désintéressé beaucoup de monde ».

Leur but est de donner aux habitants des informations sur ce qui se passe au niveau politique local au quotidien, en essayant de « ‘vulgariser’, entre guillemets, l’action municipale. Dès le départ on s’est dit ‘Si on avait été là avant, s’il y avait eu cet espèce d’observatoire, peut-être que ça ne se serait pas passé comme ça’. Parce que c’est difficile d’accéder et de comprendre les infos, ce qui se passe en mairie, les impacts, les procès-verbaux de conseils municipaux, c’est imbitable ». Tout cela afin qu’au terme du mandat les gens sachent ce qui s’y est passé, qu’en sachant, ils s’intéressent, et qu’en s’intéressant, ils décident d’aller voter en plus grand nombre la prochaine fois.

Le CRIC assiste et relate les conseils municipaux, participe au conseil citoyen… Et comme l’appétit vient en se politisant, ils décident de lancer un blog, des magazines, et de créer à partir de 2015 une journée festive et musicale annuelle, « Cric A Brac ». L’occasion de côtoyer les associations locales et de discuter. « On a essayé une fois de faire des débats, mais ça ne marchait pas ce format-là » Pourquoi ? « Mantes la Ville c’est une ville très hétéroclite en termes de mixité sociale. Y a des gens plutôt aisés, y a des quartiers populaires… On a deux QPV quand même et le seul critère des QPV, c’est les revenus. Pour beaucoup de gens c’est difficile d’investir du temps quand les problèmes se trouvent dans le frigo, quand il faut trouver du travail… »

L’organisation, les médias, la stratégie… Pendant 6 ans, Carbonne attend

La difficulté de la tâche d’un collectif citoyen à Mantes la Ville ne s’arrête pas aux QPV : « Nous avec nos petits moyens, comment on fait pour couvrir une ville de 20 000 habitants ? Pour imprimer et distribuer un message à l’ensemble de la population ? », questionne la figure du CRIC, tranquillement assis en tailleur devant sa table basse. « On n’a pas les moyens d’une mairie pour balancer un bulletin municipal tous les deux mois. On n’a pas eu la surface de diffusion qu’il aurait fallu avoir pour toucher un minimum de gens ». Alors le collectif communique par Facebook, Calameo et une petite liste de diffusion par mail. Romain Carbonne regrette aussi que le CRIC n’ait pas « délivré les messages de manière plus vulgarisée. On a un peu trop intellectualisé les messages ».

Monter un collectif citoyen, participer au pouvoir, à quelque niveau que ce soit, plutôt que de rester passif face au système politique qui se déroule en dehors de soi, c’est aussi le moyen pour Romain Carbonne d’accéder à des réalités entrevues jusqu’alors de loin, de « rencontrer des personnes hyper hyper intéressantes, que ce soit à Mantes la Ville, ou grâce à la coordination nationale des collectifs citoyens créée à l’initiative de SOS Racisme et de l’UEJF. » En 2014 à Fréjus, un événement réunit tous les collectifs des villes prises par le FN : « Ça m’a permis de rencontrer des personnes de Hayange, de Beaucaire, de Hénin-Beaumont. Ça crée un réseau, on a partagé des trucs », raconte-t-il.

C’est aussi l’opportunité de monter en compétence sur les sujets liés à certains dossiers techniques : rédiger un bilan de mi-mandat du maire, gérer un groupe d’une vingtaine de personnes, apprendre à écrire des articles et toucher au graphisme et à Photoshop… C’est enfin l’occasion de « se confronter au système médiatique ». Et comprendre qu’il faut savoir cadrer un propos : « Il faut bien choisir ses mots et ne pas perdre son temps à passer trois heures à discuter et puis au final avoir un sonore qui dure 30 secondes avec un propos qui est complètement inversé par rapport à ce que j’ai dit ».

Candidat LFI aux législatives de 2017

Romain fait pas mal de radio, un peu de télé, un reportage sur Canal+, un face-à-face avec Florian Philippot, alors numéro 2 du FN. Un souvenir pas très heureux, comme le raconte le jeune homme : « Le système n’est pas à notre avantage. J’essaie de développer un propos. Au bout de deux minutes, la journaliste m’interrompt : ‘Bon il serait temps de poser votre question !’, Philippot répond à côté mais tout le monde s’en fout. Lui il parle 3 minutes et personne ne l’interrompt. J’essaie de revenir sur le truc, mais c’est terminé et c’est lui qui fait la conclusion. Sujet suivant. Et j’ai perdu mon dimanche pour ça ! ». Romain apprend et se fixe une recette : « N’avoir qu’une idée et la tabasser, parce qu’en 10 minutes t’as pas le temps de partir dans tous les sens »

En 2017, l’engagement citoyen devient engagement politique. Romain Carbonne se présente aux élections législatives, dans la circo que les « deux Mantes » se partagent avec Limay. Le tout se décide peu avant le premier tour, après le désistement d’un candidat designé. « Si vous êtes d’accord, je veux bien tenter le truc », souffle-t-il alors. Il prend ainsi la tête d’une coalition hétéroclite réunissant la France Insoumise, EELV, Nouvelle Donne, des membres du PCF qui ne se reconnaissaient pas dans le PC au niveau local et des personnes issues du monde associatif et de la société civile.

Romain Carbonne devient un homme politique. Mais à y regarder de plus loin, des traits de famille avait balisé le chemin. Son père, d’origine italiano-polonaise, « a rencontré (sa) mère chez les trotskistes ». Encore dernièrement, le papa a « un peu » participé à la création du parti politique classé à gauche Nouvelle Donne, dont le chef de file est Pierre Larrouturou. Sa mère, elle, vient d’Arras, région guesdiste et SFIO s’il en est. Romain explique ne sent pas particulièrement de continuité entre le parcours de ses parents et la sienne : « La politique pour moi, c’est 2002 quand je vais voter Chirac et que j’ai pas envie de voter Chirac ».

Il pense alors qu’« il faut que le PS se réforme » après la victoire de Sarkozy. Puis c’est pour lui, comme pour d’autres, « la déception de Hollande. Les poussettes qui se font gazer. Les violences policières, elles ont commencé là. Ça m’a dégouté du PS. Ça m’a vacciné du PS. Ils sont complètement passés à côté de l’époque », analyse-t-il rétrospectivement. Il concède volontiers qu’il n’a « jamais été très parti mais le programme de la FI est celui dans lequel je me reconnais le plus ».

Une union manquée avec une autre liste de gauche

Aux législatives, il recueille un peu plus de 13% des suffrages. Mais la période coïncide avec une perte de vitesse du CRIC alors Romain Carbonne lâche un peu la FI pour se concentrer sur son bébé citoyen. « Les municipales étaient loin, dit-il. Et puis, je n’avais pas envie d’être enfermé et étiqueté. » Mais, le temps passant, elles arrivent, concrètement, pour de vrai, les municipales. Les appareils politiques continuent de se disloquer, au point que le champ politique local prend de plus en plus la forme d’un champ de confettis, et dans un contexte instable où l’ancien personnel politique passe d’un confetti à l’autre et où de nouvelles têtes se lancent par narcissisme puis se retirent sur un coup de tête.

Dans cet espace politique déstructuré, à la fin de l’année 2017 se repose aux membres du CRIC l’éternelle, la sempiternelle question : que faire ? Ils craignent d’être « les acteurs impuissants » du moment, raconte leur chef de file, alors ils décident, début 2018, de se lancer. Leur liste s’appellera « Nous, Mantevillois ». L’aventure débute officiellement un an plus tard. Avec ses difficultés : trouver des gens prêts à s’engager, mettre les partis de gauche autour de la table…

Pour la première embûche, la volonté des initiateurs de la liste finit par l’emporter. « Beaucoup se sont dit ‘La politique, finalement, c’est pas réservé qu’à des élites, je peux m’y coller aussi.’ »  Des citoyens jamais encartés, des gilets jaunes, des élus, des syndiqués… La démarche fédère et prend forme. La seconde embûche est plus ardue. Des discussions s’éternisent avec l’autre liste classée à gauche, qui unit socialistes, communistes et écologistes. « J’ai passé tellement de temps à faire en sorte qu’il n’y ait qu’une seule liste », soupire la tête de liste citoyenne.

On essaie de se rencontrer mais on n’y arrive pas. C’est toujours un peu de la faute de l’autre. Finalement, c’est moins l’histoire d’un rendez-vous manqué que le résultat prévisible d’une incompatibilité d’humeur et de philosophie… « On a tellement une manière d’envisager la politique différente », glisse Romain Carbonne. A force, les différences de projets et de manière de faire se transforment, à tous les niveaux, des têtes de listes aux militants, en mépris insondables et en haines recuites comme savent si bien en créer les compétitions politiques, et plus généralement les compétitions en vue de l’obtention d’un pouvoir.

Le 15 mars prochain, il y aura donc deux listes de gauche à Mantes-la-Ville. Avec le risque de réécrire l’histoire perdante de 2014. Si jamais les résultats devaient être décevants, et que la liste qu’il porte ne devait pas l’emporter, que ferait Romain Carbonne après les élections, lui qui a porté ce combat depuis bientôt cinq ans ? « Je n’en sais rien. Je n’y pense pas pour le moment, lance-t-il comme pour clore cette éventualité. Pour l’instant je reste focus sur la campagne. On verra ça le soir du 22. » Une vraie réponse d’homme politique.

Mehdi LITIM

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