Le Bondy Blog : Quelles propositions faites-vous pour remédier à une guerre des monnaies et à la domination du dollar depuis l’après-guerre ?

Esther Jeffers : Il y a tout un chapitre consacré à l’architecture internationale. Aujourd’hui il y a une instabilité des taux de change (flottants) et des crises récurrentes, avec des conséquences graves notamment pour les pays émergents. C’est pour cela qu’il faut jeter les bases d’une autre régulation monétaire internationale. Il faut avant tout veiller à ce que les économies émergentes ne fassent pas les frais de capitaux qui viennent s’investir en masse chez eux, attirés par des perspectives de rentabilité supérieures à celle de leurs pays d’origine et puis, à la moindre alerte, désertent en masse laissant les économies exsangues et dévastées, en ruine. C’est pour cette raison qu’il faudrait faire accepter une stabilité des taux de change et un certain contrôle des mouvements des capitaux. Il faut jeter les bases d’un système monétaire international fondé sur la coopération et la solidarité et non la concurrence et la guerre des monnaies. Parce qu’une guerre des monnaies ne peut élever le niveau de l’activité ni l’emploi au niveau global, il y a forcément des gagnants et des perdants. Et parce que les autres pays peuvent prendre les mêmes mesures et rétorquer de la même manière.

Le Bondy Blog : Comment cette coopération s’organiserait ?

Esther Jeffers : Il y a des propositions concrètes qui sont faites dans l’ouvrage. La coopération et la solidarité résideraient dans le fait que l’ajustement des déséquilibres ne reposerait pas sur un seul pays (celui qui est déficitaire par exemple mais aussi sur les autres pays) pour rétablir l’équilibre. Et aussi qu’il n’y ait pas qu’une seule monnaie dominante comme le dollar aujourd’hui qui a des privilèges exorbitants mais sur un panier de monnaies représentant les pays coopérants.

Le Bondy Blog : On parle beaucoup des crypto-monnaies en ce moment. En quoi peuvent- elles être spéculatives, déstabilisantes pour l’économie financière ?

Esther Jeffers : Pour nous, ce n’est pas de la monnaie mais plutôt un instrument de spéculation. Quand on regarde le bitcoin, avec l’opacité et l’anonymat qui y règnent, c’est un système qui sert beaucoup pour le blanchiment et puis pour la fraude. C’est une conception libertarienne des choses, qui cherche à canaliser, à capter la méfiance qu’il y a par rapport aux banques et aux États, mais qui, en rien, n’apporte une solution. Nous, on dit que la monnaie est avant tout une question de confiance, une question de légitimité. S’agissant du bitcoin, elle est où la légitimité ? la confiance ? Il est où le contrôle là-dedans ? On dit que la monnaie est une institution sociale qui relie les membres d’une collectivité. Là, c’est l’opacité la plus totale ! Il n’y a pas de lien social. Pour nous, ça ne saurait être une solution. Et on l’a vu dans la spéculation récente autour du bitcoin.

Le Bondy Blog : Les monnaies locales sont-elles selon vous des réponses à cette absence de contrôle démocratique sur la monnaie que vous pointez ?

Esther Jeffers : Je pense que les monnaies locales correspondent souvent à une volonté de la part des personnes qui habitent dans une communauté de se réapproprier cette monnaie-là, puis de créer des liens autour de cette communauté. Simplement, il faut qu’il y ait la confiance mais aussi l’implication des citoyens. Les expériences qui marchent sont justement là où il y a cette volonté de s’impliquer, de vouloir une appartenance commune. Là où ça ne marche pas, c’est parce que ça ne provient pas d’une initiative de la part des citoyens ou d’une volonté de s’identifier à une communauté. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les monnaies locales, toutes seules, ne peuvent pas renverser les choses au niveau national ou international. Elles peuvent servir, à un endroit donné, à exprimer ce sentiment d’appartenance. Mais ça ne peut pas être la solution.

Le Bondy Blog : Parmi les monnaies que vous donnez en exemple dans ce manuel critique, le Franc CFA n’y figure pas. Pour quelles raisons ?

Esther Jeffers : Concernant le Franc CFA, la bonne question est celle que pose Kako Nubukpo, qui a été suspendu de son poste à l’Organisation internationale de la francophonie en raison de sa position très critique sur le Franc CFA, monnaie commune à quatorze États d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. La question qu’il pose est la suivante : le Franc CFA sert-il le développement économique de l’Afrique ? Car non seulement ces pays ont dû accepter les plans d’ajustement structurel et des politiques budgétaires d’austérité qui leur étaient imposées, mais le Franc CFA a été un instrument pour appliquer ces politiques macroéconomiques qui asphyxient les économies africaines. Le Franc CFA est arrimé à la zone euro alors que les deux zones monétaires ne partagent pas les mêmes conditions économiques. La convertibilité entre le Franc CFA et l’euro avec un taux de change fixe de convertibilité entre les deux et la libre circulation des capitaux maintiennent les États africains dans une situation de « servitude monétaire ». En tous les cas cela montre à quel point la monnaie est un enjeu politique, un instrument de pouvoir, et la nécessité pour la société de contrôler la monnaie, afin de contrôler son destin et son futur.

Le Bondy Blog : Vous accordez une grande importance à la transition écologique dans ce livre. Comment la financer ?

Esther Jeffers : Je pense qu’il faut à la fois impliquer les banques, la politique monétaire, les collectivités locales. Il faut réinventer une finance qui ait une utilité économique sociale et environnementale. Dans le livre, on fait des propositions concrètes, c’est une question à laquelle on réfléchit beaucoup. Quand les banques accordent des crédits, elles font de la création monétaire. On pense que cette création monétaire doit bénéficier à la transition écologique, sociale et environnementale. Les crédits accordés par les banques doivent aller à des activités utiles à la société, à des besoins sociaux, comme les activités dans les services publics, les hôpitaux, les transports, les crèches, les écoles, les universités. Ces crédits seraient accordés à des taux très bas, contrairement aux opérations de spéculation et aux activités polluantes. Les banques ne devraient pas financer des projets qui seraient contre l’environnement, les activités polluantes des sols, des océans et de l’atmosphère. Il faut avoir un certain type de fonctionnement qui permette, justement, avec les parties prenantes dans une collectivité, de voir si les projets financés sont des projets qui sont écologiquement soutenables et qui ne vont pas à l’encontre de la nature et des habitants.

Le Bondy Blog : Il faudrait que la politique monétaire s’articule avec une politique budgétaire orientée vers la transition écologique, c’est ça ?

Esther Jeffers : Absolument, parce qu’il y a beaucoup de projets qu’on pourrait mettre en œuvre, qu’on pourrait financer, comme la transformation des logements, tels qu’ils existent, pour les rendre plus écologiquement économes. Par rapport aux transports et à la pollution et ses conséquences sur la santé. Prenez aussi l’exemple des services publics, il y a tant de besoins qui ne sont pas aujourd’hui satisfaits. Les projets financés doivent permettre ce changement.

Le Bondy Blog : Dans le livre, vous évoquez le circuit du Trésor, permettant à l’État de financer « à prix réduit » l’économie durant les 30 Glorieuses. Est-ce qu’un retour en grâce de ce programme serait suffisant pour financer la transition écologique ?

Esther Jeffers : C’est vrai qu’on parle de ça dans le sens où c’était une expérience et que ça a permis justement le financement de l’économie. A côté du circuit du Trésor, les pouvoirs publics avaient créé un pôle financier public. Les deux ont joué un rôle majeur dans le financement et le développement de l’économie française. Dans les années 1980, les politiques néolibérales ont amené au démantèlement du circuit du Trésor ainsi que du pôle financier public. Ce qu’on dit aujourd’hui, c’est qu’il y a besoin de mettre en place un pôle public financier qui prenne en charge le financement de la transition énergétique et sociale.

Le Bondy Blog : Est-ce que cela serait possible, dans le cadre des traités européens actuels ?

Esther Jeffers : Nous ne sommes pas pour respecter des traités qui vont à l’encontre de l’intérêt général. La question n’est pas de respecter ces traités-là, mais de mettre en œuvre des mesures que nous jugeons nécessaires et favorables aux citoyens qui participent. Si nos propositions vont à l’encontre de ces traités-là mais que, dans le cadre actuel, on peut s’allier avec d’autres forces dans d’autres pays, qui veulent lutter pour les mêmes choses, alors nous pouvons créer un rapport de force qui nous permette d’aller de l’avant. Que ce soit nous, que ce soient des citoyens grecs, des citoyens espagnols, etc. Si tous ensemble, nous souhaitons changer un certain nombre de choses, je pense que ce rapport de forces peut nous rendre plus fort pour changer, pour lutter contre les traités tels qu’ils existent aujourd’hui. Ce qui est posé explicitement, dans votre question, c’est un peu la sortie ou non de l’euro. Donc, je ne suis pas pour respecter les traités actuels car ils vont à l’encontre de l’intérêt général, mais je pense qu’à plusieurs, et dans d’autres pays, des forces comme les nôtres existent, si ces forces-là sont pour le changement et pour lutter contre ces traités, je pense que ça nous rend plus forts pour résister et gagner.

Propos recueillis par Jonathan BAUDOIN

Crédit photo : Rouguyata SALL

Retrouvez ici la première partie de cette interview 

Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Jonathan Marie, Dominique Plihon, Jean-François Ponsot, pour le collectif Économistes Atterrés, « La monnaie. Un enjeu politique« , Le Seuil, collection Points Économie, 240 pages, 8,30 euros

Articles liés

  • Dans les quartiers, le nouveau précariat de la fibre optique

    #BestofBB Un nouveau métier a le vent en poupe dans les quartiers populaires : raccordeur de fibre optique. Des centaines d’offres d’emploi paraissent chaque jour, avec la promesse d’une paie alléchante. Non sans désillusions. Reportage à Montpellier réalisé en partenariat avec Mediapart.

    Par Sarah Nedjar
    Le 18/08/2022
  • Privatisation : les agents de la RATP défient la loi du marché

    Après une grève historique le 18 février 2022, les salariés de la RATP, s’estimant négligés par la direction, se sont à nouveau réunis pour poursuivre leur mobilisation. En cause, toujours, des revendications salariales, mais surtout, une opposition ferme au projet de privatisation du réseau de bus à l’horizon 2025. Reportage.

    Par Rémi Barbet
    Le 26/03/2022
  • Dix ans après Uber : les chauffeurs du 93 s’unissent pour l’indépendance

    Une coopérative nationale de chauffeurs VTC, basée en Seine-Saint-Denis, va naître en 2022, plus de dix ans après l'émergence du géant américain. En s’affranchissant du mastodonte Uber, les plus de 500 chauffeurs fondateurs de cette coopérative souhaitent proposer un modèle plus vertueux sur le plan économique, social, et écologique. Après nombre de désillusions. Témoignages.

    Par Rémi Barbet
    Le 14/02/2022