En août 2007, Théodore Yamou a 28 ans lorsqu’il décide de marquer le but décisif de sa carrière d’ancien footballeur professionnel en Seine-Saint-Denis : « Aller chercher des jeunes perdus dont personne ne s’occupait. Je l’ai fait. Et ça a marché. »

À l’époque, il travaille à la Cafétéria de l’Hôpital Henri Mondor, à Créteil (94). La nuit, quand il rentrait chez lui à la Cité du square Dufourmantelle, il partait à la recherche de jeunes qui traînaient. Qui traînaient dans les halls, dans le parc, dans la rue. Qui traînaient les pieds pour vivre leur vie, une vie digne de ce nom. Son objectif : les sortir du bac à sable enfumé de la cité, leur donner goût du dehors, des gens, un travail. Grâce au service civique, un engagement volontaire et indemnisé. Théodore Yamou entendait sortir la banlieue de sa prétendue errance, de cette léthargie assénée par les médias ; et donner à ces jeunes l’accès aux principes républicains qui lui sont si chers : la liberté, l’égalité, la fraternité. De sourires en poignets de main, de nuits blanches à envoyer des mails et à attendre le feu vert de quelques partenaires, Théodore Yamou arrive à ses fins et créé l’Association Banlieue sans Frontières en Action.

En 2012, Théodore sort de sa cafétéria et signe un partenariat avec le gigantesque réseau hospitalier Henri Mondor. Depuis, ce sont tous les jours une dizaine de « gilets bleus » qui font l’accueil à l’entrée de l’hôpital.

Elisa, 20 ans, bac pro Service de proximité et vie locale et BEP sanitaire et social en poche, travaille à Mondor en contrat de service civique, en alternance avec son lycée de Créteil. « J’aime les structures hospitalières, les soins. C’est fait pour se sentir mieux. On est en contact avec les malades ou leur famille, on les amène fumer, on les accompagne à la cafétéria, on les renseigne… et puis on discute avec eux, comme ça ils ont de la compagnie. » Plus tard, Elisa aimerait être aide-soignante, elle aime le contact avec les patients. Ça tombe bien, grâce à l’association et à son travail ici, elle est suivie par un médecin tuteur qui lui a trouvé un stage d’une semaine à ses côtés. « En plus, travailler ici, ça peut nous ouvrir des portes. »

DSC03365Justement, les portes s’ouvrent, une dame perdue : « Bonjour madame. Le service de néphrologie ? 14e étage, vous prenez les ascenseurs bleus à droite là. » Elisa poursuit : « On n’est pas haut placés, mais on se rend utile ». Se rendre utile. Voilà ce qu’ils veulent. Sentir qu’ils aident, qu’on a besoin d’eux, qu’ils ont une place. Pour le docteur Rosso, ancien tuteur de jeunes de BSFA, ils trouvent ici, enfin, « une reconnaissance ».

Être tuteur qu’est ce que c’est ? « C’est les accompagner pour ne pas qu’ils se perdent dans la structure hospitalière. C’est les rassurer, voir s’ils ne lâchent pas, s’ils reviennent, et si leur présence ici s’insère dans une démarche, un projet durable. » Y en a qui lâchent ? Le Dr Rosso grimace. Son dernier filleul, « ça ne l’a pas fait, c’était trop dur. Il est reparti dans le Nord. Je ne sais pas ce qu’il fait aujourd’hui ».

Mais pour d’autres, ça paye. Kevin a 24 ans. Il a rencontré « Théo » un beau matin dans « la cité », c’est comme ça qu’on appelle le square Dufourmantelle ». Kevin n’a pas son bac. Après une formation en sport qui n’a pas abouti, il a décidé de prendre une petite année… à ne rien faire. Et puis il a croisé Joséphine l’Ange gardien. C’était Théo. « La bonne personne, au bon moment » dit-il. Après avoir été gilet bleu à l’hôpital Henri Mondor, il a été engagé comme brancardier, en CDD. « Théo m’a appris ce qu’il appelle « les codes », c’est-à-dire une certaine ligne de conduite à adopter comme la politesse, le respect des autres, la ponctualité… Ça, la ponctualité, ça m’a beaucoup aidé ! » avoue-t-il en souriant.

« Ici ce que j’aime c’est qu’ils se prennent pas la tête avec des moi j’suis ça, toi t’es ça, il y a juste de l’humanisme ». Kevin sert la main et fait la bise de tous les cotés. Mais ce n’était pas ça que tu voulais faire à la base ? « Non. Mais je suis bien là. Je veux aider Théo maintenant, je veux lui rendre ce qu’il m’a donné. »

Adrien et Amine passent leur bac pour la troisième fois. En candidat libre. À Créteil. « Oui madame ? Le service neurologie ? C’est au troisième, non… ? Attendez on va vérifier. » Troisième bac. L’Académie de Créteil les appelle les « décrocheurs ». C’est péjoratif ça, non ? « Ouais. C’est péjoratif. Nous on se raccroche. On s’accroche même. Mais bon… ».

À l’hôpital, Théodore fait les cent pas. On ne sait pas où il va, mais il bouge tout le temps, le téléphone à la main, le sourire aux lèvres. « J’ai contaminé tous les médecins avec mon projet ; aujourd’hui, ce sont mes boucliers ! Tout le monde est avec nous. » Tout le monde, c’est les Aéroports de Paris, la RATP, la Halle aux vêtements, le Fond interministériel de la Prévention de la Délinquance qui finance aussi un peu. Pour Théodore, c’est une « dette morale », un « devoir de citoyen ». Il ne peut plus faire autre chose, il ne peut plus reculer. « C’est ma passion ! Qu’est ce que tu veux ? ». Le docteur Bruno Henin, cadre supérieur du bloc opératoire parle lui aussi de « devoir » ; « d’un devoir de service public » même. « Je comprends ce qu’ils veulent en venant ici ces jeunes. Je comprends comment on peut entrer ici, parce que, enfin, on a vu de la lumière. »

DSC03359Mais on n’entre pas comme ça à BSFA. Il faut fournir un CV, une lettre de motivation. « Même trois phrases, je m’en fous. Je veux de la motivation, et je veux qu’ils racontent leur parcours » dit Théodore. Ensuite, il rencontrera les parents. Parce que les parents, « c’est la clé de voûte, il faut qu’ils sachent ».

C’est l’heure de la réunion. 13h30. Théo explique aux gilets bleus comment être avec les autres. « Vous voyez comment je suis moi ? Je vais vers eux, je leur souris, je leur serre la main. Il ne faut pas attendre ! Faut y aller. Pareil avec les recruteurs, faut dépasser le bouclier psychologique. Ok tout le monde ? ».

« Comme Amine. C’est bien Amine, toi t’es un tchatcheur. Vous avez un énorme potentiel. Jessica par exemple : c’est génial. Tu es là. Je n’ai jamais vu ça… Tu n’as encore jamais demandé de congé !! » Ensuite, Théodore parle du code vestimentaire. On est dans un hôpital ici. Pas de bijoux, pas de coquetterie. « Sophie, tes bottes… bon ok pour aujourd’hui, ça va », «  ou quoi Mathieu ? t’as oublié de te raser ce matin ? » dit le chef en se marrant. La réunion est rythmée par des fous rires. On apprend à vivre, à se tenir, mais dans la joie et la bonne humeur.

Jean Bernard Castet, le directeur des Ressources humaines de l’hôpital, est très satisfait de la présence de ces jeunes. « C’est une vraie aide complémentaire, une vraie relation qui se tisse entre les usagers et les services de l’hôpital. » Les gilets bleus ne sont pas payés par l’établissement, mais par l’association directement. En revanche, 20 à 30% sont ensuite recrutés, pour des CDD. « Ils ont cet avantage d’avoir été formés dans nos murs. Et quand bien même ils ne seraient pas engagés par la suite, la structure hospitalière a cet atout d’être une sorte de microsociété. Ils y découvrent un panel extrêmement large de métier. Presque 150. Ça renforce leur employabilité ».

Comme s’il n’en faisait pas assez, Théodore Yamou est en train de créer une nouvelle entreprise de « déradicalisation des jeunes », une entreprise qui les mobiliserait vers autre chose que « des idées tordues ». Aidée des collectivités locales, l’entreprise verra le jour, normalement, fin mai 2015, et sera située dans le 94. Son rêve : « Que mes enfants fassent leur service civique, qu’ils s’engagent, qu’ils transmettent. » Car oui, en plus, Théodore a deux enfants. Des jumeaux.

Alice Babin

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