Ce job d’été tant attendu est arrivé. Après deux mois passés comme vendeuse dans un magasin de chaussures, Myriam fait l’inventaire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce n’était pas le pied…
L’emploi saisonnier est un incontournable pour tout bon étudiant qui se respecte. Sans celui-ci, difficile de répondre aux frais universitaires et tout ce qui s’en suit. Pour ma part, cette année j’ai eu la chance de trouver un job dans l’une de mes boutiques préférées que nous prénommerons « René ». Il s’agit d’une chaîne de magasins de chaussures qui vende des « souliers de mode depuis 1900 » comme l’indique si bien le slogan. Quel bonheur de vendre et d’admirer toute la journée de jolies chaussures et de voir des victimes de mode essayer des modèles que vous n’auriez jamais osé porter. Ça, c’est le doux fantasme que je m’étais créé autour de cet emploi. Après deux mois de services, je me rends compte que la réalité des vendeurs est toute autre.
Le premier jour, pas le temps de prendre mes repères. L’assistant m’explique le b.a.-ba du bon vendeur de chaussures. Premièrement : accueillir le client : « Bonjour Madame/Monsieur et bienvenue chez René ». En gros, la phrase bien lourde. « Dois-je faire un numéro de claquettes quand il me demande une pointure ? » fut l’une des questions qui m’a traversé l’esprit, mais pas sûr que l’assistant aurait été fan de mon cynisme. La deuxième règle d’or est d’aller vers le potentiel acheteur et de créer un contact : « Si vous désirez une pointure, demandez aux vendeurs car tout n’est pas en magasin. » Au début on fonce un peu dans le tas, allant vers n’importe quel client tel un jeune lionceau qui apprend les rudiments de la chasse. Mais après quelques semaines, on dépeint plusieurs profils de clients. Les plus récurrents étant les suivants :
1) La sympa chiante: c’est-à-dire celle qui est tout sourire mais qui n’hésite pas à vous faire sortir trois fois le même modèle en 38, tout ça pour vous dire qu’elle est simplement venue essayer.
2) L’antipathique : Vous allez vers elle simplement pour la saluer, car on vous paie pour cela et celle-ci vous crache son mauvais karma à la figure : « je reeeegarde seulement ! » Ok, pas de panique ce n’est qu’un « bonjour ». Vielle peau.
3) Et en pôle position : la mama ! Elle, tu n’as pas besoin de lui dire bonjour. Elle vient vous voir directement une chaussure à la main, elle vous tape « délicatement » l’épaule avec cette dernière, vous vous retournez, elle vous regarde l’air blasé et vous dit : « Quaraaante et un ». Malheureusement pour vous il n’y a plus de 41, elle vous demande alors le 40, s’il n’y en a pas ce sera 39, et ainsi de suite jusqu’au 37. « Ce n’est quand même pas une chaussure qui va faire la loi, si je veux que ça rentre ça va rentrer ! » dit-elle aux souliers.
Bien entendu tout cela est caricatural, ou presque. Il y a des mamas désagréables et d’autres très sympas, comme pour tous les clients. Cela n’empêche, la mama constitue un genre à elle toute seule. Jusque-là, rien de très compliqué. Comme dans tout le secteur tertiaire, il y a un panel de clients farfelus. Mais c’est lorsque l’assistant me ramène le matos que l’exercice se corse. Il me tend un talkie- walkie avec un écouteur que je dois avoir constamment branché à l’oreille et avec lequel je suis censée passer mes commandes. Cela peut paraître simple, mais avoir sept heures durant des gens qui causent dans votre oreille gauche, à l’égard desquels vous devez être attentif pour ne pas faire d’erreur lors des commandes, sans parler de la musique ambiante beaucoup trop forte et répétitive (« Get Lucky » de Daft Punk me donne la nausée), et des clients que vous devez aller aborder en étant toujours dynamique et souriante : tout cela est loin d’être aisé. Pour résumer, j’ai du apprendre à faire fonctionner les quatre lobes de mon cerveau à plein régime et en même temps.
En fin de journée je me retrouvais dans un univers psychédélique avec des clients à tête de pied et des boîtes de chaussures qui me paraissaient peser vingt kilos. Une bonne vielle bouffée d’opium ne m’aurait pas fait autant d’effets. Les chaussures m’ont ratatiné le cerveau. Et pour cause, en rentrant chez moi le soir je n’étais même plus capable d’aligner deux phrases. La lecture, les émissions culturelles, Arte : tout cela devenait trop difficile pour moi. J’étais fatiguée de la cervelle et n’avais qu’une envie : faire la larve devant NRJ 12. D’ailleurs je suis totalement déconnectée de l’actualité, comble d’une étudiante en science politique. Sans parler de ma vie sociale, qui en deux mois, s’est résumée à côtoyer mes collègues, lesquels se sont avérés plus cools que prévu et avec qui j’ai su créer de bonnes relations. Sans doute l’un des rares points positifs de cette expérience, en plus des réductions conséquentes sur les chaussures.
Avec cet emploi, le mythe de Sysiphe à pris tout son sens pour moi. D’après mes calculs, en deux mois de travail, j’ai répété au minimum 9 240 bonjours, porté 5,544 tonnes de boîtes à chaussures et sans doute perdu quelque points de Q.I. Heureusement pour moi les cours ne reprennent qu’en octobre. Je vais avoir le temps de me refaire une santé mentale. L’écriture de cet article est l’un des premiers exercices intellectuels auquel je m’adonne depuis cette douloureuse mais enrichissante expérience professionnelle. Soyez indulgents.
Myriam Nécib