« Ça risque de péter ». Dire que l’atmosphère est électrique à Beaumont-sur-Oise serait un euphémisme. Dans le quartier de Boyenval où vit la famille Traoré, les jeunes voient rouge. Les résultats de l’autopsie sur le corps de la victime viennent d’être révélés : « infection très grave (…) touchant plusieurs organes » annonce le procureur de la République de Pontoise. Le magistrat du parquet précise que le jeune homme ne portait pas de « traces de violences significatives » : des « égratignures » ont été constatées « mais rien de significatif ». La version officielle est vue comme une ultime provocation pour les proches d’Adama Traoré. Après « l’histoire du malaise cardiaque », la pilule passe encore moins.

Les journalistes ont quitté la place de la mairie

Deux jours après le drame, la ville de Beaumont-sur-Oise est toujours sous le choc. Dans la nuit de mercredi à jeudi, des violences ont éclaté pour la deuxième soirée d’affilée. Les évènements sont dans toutes les conversations. Du côté de la gendarmerie, c’est motus et bouche cousue. Il suffit de passer la tête par la grille du bâtiment pour sentir une certaine fébrilité. Derrière la grande barrière, sept militaires sont comme barricadés, cachés derrière le mur. Aucun commentaire. Plus loin, un habitant d’une quarantaine d’années veut bien témoigner, mais anonymement. Il est originaire de la même cité que le défunt. Il nous montre des photos de la nuit dernière : des flammes, des voitures qui brûlent, des vitrines explosées. « Une réaction normale », selon lui. Mais il n’en dira pas plus, il se sent surveillé.

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En ce jeudi, sous le soleil de Beaumont-sur-Oise, petite ville tranquille de 10 000 habitants, les gens se promènent. C’est l’été, beaucoup de poussettes sont de sortie. Jeunes et moins jeunes tentent de se trouver un coin d’ombre pour échapper à la chaleur. Certains habitants sont posés sur les bancs près de l’hôtel de ville. « Les journalistes ont quitté la place de la mairie », se réjouit une passante. Pour trouver les HLM, il faut se rendre dans l’un des trois quartiers populaires que compte la commune. Comme celui de Boyenval d’où est originaire Adama Traoré. Ici, nous sommes bien loin des blocs de béton de plus de dix étages. « C’est pas le 93, ici ! », plaisante Nabil, 35 ans, le « grand frère » de la cité. Principalement pavillonnaire, la ville ressemble en effet davantage à un patelin de province avec son centre-ville et ses pavés, son petit pont et ses ruelles étroites. Reste toutefois les mêmes problèmes que les villes de banlieue peuvent connaître : la fracture entre une partie de la population et les forces de l’ordre, le manque de transports en commun, l’isolement… « On met plus de temps pour se rendre dans la capitale qu’un Ch’ti qui fait Lille-Paris », explique un habitant, blasé.

Vous racontez de la merde à la France entière, s’emporte Walid. Vous ne savez faire que ça : parler de la violence, mettre des étiquettes. C’est tout ce qui vous intéresse

« La ligne D a terminé son service à 16 heures ! nous alerte un chauffeur de bus. Avec ce qui s’est passé hier... ». Direction la mairie à pied. Sur place, trois journalistes de BFMTV campent devant l’hôtel de ville, caméra toujours sur pied. Seul stigmate d’une nuit agitée, une voiture calcinée pour décor devant laquelle ils enchaînent les duplex. Témoin de ce cirque sensationnaliste, Walid, un proche de la victime, finit par les apostropher, excédé. « Vous n’en avez pas marre de dire de la merde ? ». Les journalistes se défendent. Dialogue de sourds. « Vous racontez de la merde à la France entière, s’emporte Walid. Vous ne savez faire que ça : parler de la violence, mettre des étiquettes. C’est tout ce qui vous intéresse ».  Des passants s’arrêtent : tous approuvent les propos du jeune homme. Le fossé est béant, la tension monte de plusieurs crans. Le traitement médiatique de ces derniers jours a complètement décrédibilisé la profession. Entre les 22 secondes accordées dans le 20h de TF1 au lendemain de la mort d’Amada Traoré, les « déformations » et les clichés, « plus personne n’a confiance, plus personne ne veut parler« , explique Walid. « Mettez pas les pieds dans le quartier », menace-t-il. On en a marre de la désinformation« . Désinformation : ce mot reviendra plusieurs fois dans les remarques outrées des habitants.

 

 

 

 

Il aimait bien délirer aussi, ne pas se prendre au sérieux comme tous les jeunes de son âge

Lorsque ceux qui ont connu Adama Traoré le décrivent, les mots sont à chaque fois les mêmes. « C’était un grand gaillard, le genre de mec costaud que tu viens pas embêter ». « Un bloc », disent certains. Trois jours avant le drame, le jeune homme, qui a eu 24 ans le jour de son décès, a joué « un foot de huit heures sous 35 degrés samedi, sans aucun souci de santé, nous assure-t-on. Il était en forme ! ». « Toutes les histoires de maladies, infections et malaise cardiaque, personne n’y croit ». « Adama était quelqu’un de souriant » raconte un proche. Un ami d’enfance parle d’un « gars plutôt bagarreur ». Les raisons de son passage en prison ? « Violences », nous dit-il. Il poursuit : « Il aimait bien délirer aussi, ne pas se prendre au sérieux comme tous les jeunes de son âge ».

Quelques jeunes regroupés en bas d’un immeuble distribuent des tracts invitant à la marche en hommage à Adama Traoré, prévue ce vendredi à 17h à Beaumont-sur-Oise. Ici, l’accueil, dans un premier temps timide, laisse vite place à une parole libre. Les violences policières, ils en sont tous plus ou moins habitués, nous racontent-ils. Au pied des blocs de pierre, un mur entièrement couvert de tags en souvenir des disparus, ceux partis trop tôt, fait office de « monument aux morts ». Ducs, Dallas et les autres. Certains n’avaient pas encore 20 ans, aucun n’avait dépassé la trentaine. Des accidentés de la route, et autres « coups du destin » explique Nabil en nous montrant du doigt l’étendue de la « fresque » comme il l’appelle. « Que des jeunes du quartier ». Avec ses couleurs vives, impossible de passer à côté du mur sans le remarquer.

On sait que c’est à nous de bouger maintenant si on veut que les choses changent

Selon le procureur de la république cité par Libération, c’est Baguy Traoré, le frère de la victime, qui était visé par l’interpellation dans une affaire d’extorsion de fond, Adama se serait alors interposé avant d’être lui-même interpellé. Nabil se fait le porte-parole de Baguy Traoré. La famille ne souhaite plus communiquer, « elle n’est plus en état, ils sont sur les nerfs », nous explique-t-il. Il est à l’initiative du sit-in réalisé la veille devant la gendarmerie. Une démarche pacifique et des mots sages qui contrastent avec la fougue des plus jeunes. « Nous ne sommes pas à la recherche de plus d’empathie. L’empathie c’est bien mais ça ne suffit pas, ça ne va pas régler nos problèmes. (…) On sait que c’est à nous de bouger maintenant si on veut que les choses changent. Comptez sur nous pour que ce qui s’est passé ne soit pas enterré au bout d’une semaine ».

Ils en sont sûrs : Adama Traoré n’est pas la première victime de violences policières en banlieue et ne sera pas la dernière. Constat que tous les jeunes partagent ici, entre résignation et colère.

Leïla KHOUIEL

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