Le Bondy Blog : Pour ceux qui ne te connaissent pas et qui n’auraient jamais entendu parler de toi et de tes combats, peux-tu nous dire qui tu es ?

Pierre Douillard : J’ai 25 ans. Je suis Nantais, j’ai grandi au sein d’une famille de professeurs, engagés, de gauche. En novembre 2007, j’avais 16 ans. Lors d’une manifestation lycéenne contre la loi Pécresse sur l’autonomie des universités, j’ai été blessé à l’œil par un tir de lanceurs de balles de défense (LBD) qui, à l’époque, était une arme expérimentale de la police, un fusil qui tire des balles en caoutchouc. Depuis, je fais de la sociologie, de l’histoire. Ca m’a semblé important de créer des outils et de produire une réflexion sur ces armes de la police, un sujet quasiment trop peu traité dans les médias. Il y a une opacité totale sur la question des armes de la police. C’est un sujet qui me tient évidemment à cœur.

Le Bondy Blog : Que s’est-il passé le 27 novembre 2007 ?

Pierre Douillard : En 2007, Nicolas Sarkozy arrive au pouvoir. Ce fameux LBD 40 est expérimenté et distribué dans toute la France au compte-gouttes à des policiers volontaires. Cette année-là, en novembre, des émeutes ont lieu à Villiers-le-Bel après la mort de deux adolescents, Moushin Sehhouli et Laramy Samoura, dans une collision à moto avec une voiture de police. C’est un moment très important dans la question du maintien de l’ordre car en 2007 à Villiers-le-Bel, toutes les techniques que l’on voit aujourd’hui sont mises en place, une sorte de laboratoire. Exactement au même moment, un mouvement lycéen assez offensif contre la privatisation des facs s’organise. A Nantes, il y a un mouvement dynamique: université bloquée, quasiment tous les lycées fermés, des manifestations lycéennes plusieurs fois par semaine. Un policier est touché au visage par un projectile pendant les émeutes. A cette époque, l’ensemble de la classe politique, Michèle Alliot-Marie, Brice Hortefeux, etc., s’étaient rendue à son chevet à l’hôpital. Le lendemain ou le surlendemain, je me prends ce tir de LBD au visage lors d’une manifestation à Nantes.

Le Bondy Blog : Tu parles de « laboratoire » : la police testerait ses armes sur les habitants des quartiers populaires avant de les utiliser massivement ?

Pierre Douillard : La police, avant de généraliser ses nouvelles armes, va tester les nouveautés sur des marges, des figures qui ont déjà été diabolisées, la figure du « sauvageon« , de la racaille de quartier. C’est un des laboratoires. Il y a des populations sur lesquelles il est acceptable de taper : les habitants des quartiers, les Zadistes, les supporters sportifs. La répression va toujours de pair avec une construction médiatique, policière, etc. d’un ennemi intérieur : la racaille, le musulman, le gauchiste,…

Le Bondy Blog : L’arme qui t’a blessé en 2007, un tir de LBD, existe depuis plus de 20 ans. Dans les quartiers populaires, on les connaît bien, ces balles en caoutchouc. Mais maintenant, elles sont largement utilisées et partout. On les a vues dans les manifestations les plus récentes à Paris. Peux-tu nous raconter l’histoire de cette arme ?

Pierre Douillard : En 1995, Claude Guéant, directeur de la police nationale, décide de distribuer les premiers fusils « Flash-ball » dans la police. L’année précédente, la BAC [Brigade anti-criminalité] est créée. Au départ, les champs d’action de la BAC et des Flash-Ball sont les quartiers populaires. Dès 1998, un père de famille de Villiers-sur-Marne, Alexis Ali, perd un œil, touché par un tir de Flash-Ball. Personne n’en parle à l’époque. On a commencé à parler des Flash-Ball dans les années 2000 alors que dans les quartiers populaires, il y avait déjà des blessés dans les années 90. A partir de 2002, Nicolas Sarkozy arrive au ministère de l’Intérieur. Il y a un tournant, parce qu’il décide de généraliser le Flash-Ball dans la police et de distribuer les grenades de désencerclement. A partir de 2007, une nouvelle arme apparaît, le LBD 40, une arme plus petite, plus précise et classée arme de catégorie A, c’est-à-dire, arme à feu à usage militaire. Petit à petit, cette arme se diffuse dans les quartiers, contre les manifestants et sur l’espace public en général. Elle se généralise avec l’arrivée au pouvoir des socialistes. Il y a une montée en puissance dans l’utilisation des armes. En 2016, les gendarmes ont utilisé des fusils d’assaut, comme à Beaumont-sur-Oise, après la mort d’Adama Traoré.

Le Bondy Blog : Que faire si on est victime d’une « bavure policière » ? Quelle démarche suivre ? De qui peut-on se rapprocher ?

Pierre Douillard : En préambule, je combats le mot « bavure », qui veut un peu dire « erreur ». Quand il y a plus de 40 personnes qui ont perdu un œil en moins de 10 ans en France par des armes, ce ne sont pas des bavures. C’est le fruit d’une logique structurelle. C’est important de le dire. Quand j’ai été blessé, il n’y avait rien. On a commencé à structurer un réseau de personnes blessées par la police à partir du procès du policier qui m’a tiré dessus, en 2012, avec l' »Assemblée des blessés » qui était un embryon, pour essayer de montrer justement que ça n’était pas une bavure. Des personnes témoignent à la barre et expliquent « moi aussi, ça m’est arrivé ». L' »Assemblée des blessés » est officialisée en 2014, au moment de la mort de Rémi Fraisse à Sivens. Aujourd’hui, elle fédère une douzaine de blessés ou de collectifs de blessés en France et qui vise à produire une expertise sur la question de ces armes, à donner des conseils juridiques et intimes. L’un des aspects importants aussi, c’est de rompre l’isolement. Ces blessures isolent. Souvent, il y a une double peine : les médias disent « ah s’il est blessé, c’est que c’est un casseur, il l’a mérité ». L’idée est donc de se rencontrer, d’échanger des expériences, de rompre cette logique d’atomisation. Une dizaine de plaintes a été accompagnée par l' »Assemblée ». Ce travail est fatigant, on a l’impression de se battre contre un rouleau-compresseur.

Le Bondy Blog : Tu as l’impression que les policiers sont intouchables aujourd’hui en France ?

Pierre Douillard : Sur plus de 40 affaires de personnes qui ont perdu un œil ou l’usage d’un œil à cause d’un tir de la police, il y a eu deux condamnations, un a fait appel. Quand dans 95% des affaires, il y a soit aucun procès soit une relaxe totale, le reste du sursis, ça s’appelle de l’impunité.

Le Bondy Blog : Quel regard portes-tu sur l’affaire Adama Traoré ?

Pierre Douillard : Encore une fois, il y a eu un crime des forces de l’ordre dans un quartier populaire sur une personne noire. Il y a eu des mensonges éhontés. Cela illustre l’espèce de fébrilité de l’époque. Le procureur de Pontoise [Yves Jannier, ndlr] a été très mauvais, il a changé de versions plusieurs fois. N’importe quel petit dealeur en garde à vue qui change de version autant de fois, il se fait dézinguer. C’est même obscène vis-à-vis de la famille de mentir à ce point-là. Ce qui change et c’est important, c’est qu’il y a une grande mobilisation. S’il n’y avait pas eu ces trois nuits d’affrontements, cette affaire aurait été enterrée tout de suite. Les médias ont été obligés d’en parler. A partir de là, un mouvement assez massif a été lancé avec plusieurs manifestations, des rappeurs ont relayé. C’est une avancée pour notre cause, même s’il faut des drames pour en arriver là, c’est triste.

Le Bondy Blog : Tu as écrit un essai sur l’armement de la police, L’arme à l’œil (aux éditions Au Bord de l’Eau). Tu expliques que ce livre est autant « un livre d’information qu’un appel à l’action ».

Pierre Douillard : Le point de départ, c’est la mort de Rémi Fraisse, qui ouvre une nouvelle séquence. La dernière fois qu’un manifestant est tué par la police dans le cadre d’une action politique, c’était en 1986 avec Malik Oussékine, à l’issue d’une manifestation étudiante. A l’époque, cette mort suscite immédiatement un séisme politique et une onde de choc. L’ensemble de la gauche descend dans la rue. Il y a un million de manifestants. Le ministre délégué à l’Enseignement supérieur et auteur du projet de loi polémique, Alain Devaquet, démissionne. Malik Oussékine s’est fait tuer par des policiers voltigeurs. On supprime les voltigeurs. Un rapport parlementaire condamne sévèrement les pratiques de la police. A l’époque, c’est la droite dure qui est au pouvoir. Trente ans plus tard, un jeune manifestant se fait tuer sous un gouvernement de gauche. La différence énorme, c’est qu’il n’y a quasiment pas de réactions politiques. Les dirigeants politiques au mieux se taisent quand ils ne dénoncent pas les manifestations contre les violences policières, y compris les leaders de gauche. Autre différence : le gouvernement socialiste envoie la police réprimer les manifestations qui dénoncent les violences policières. Évidemment, pas de démission du ministre de l’Intérieur. Un rapport parlementaire conclut qu’il faut donner plus de moyens à la police, autoriser les interdictions de manifester des personnes dites dangereuses. La gauche a fait tout ce que la droite n’a pas osé faire. Un manifestant se fait tuer, on constate une surenchère sécuritaire. Le point de départ du bouquin, c’était ça : que s’est-il passé en trente ans sur le plan des armes, sur le plan politique, sur le plan sémantique ? Il y a eu une révolution, un tournant dans la doctrine du maintien de l’ordre en France. Le livre, c’est tenter de comprendre ce tournant. Ensuite, sur la partie « appel à l’action », ça aurait pu l’être davantage. La fin donne des pistes et dit comment résister.

Le Bondy Blog : Un exemple de résistance ?

Pierre Douillard : On organise de grands événements contre l’armement de la police par exemple. Un an après la mort de Rémi Fraisse, on a fait une action dans une usine de Pont-de-Buis-lès-Quimerch dans le Finistère : c’était contre la marque Nobel Sport, qui fabrique les grenades lacrymogènes et les balles en caoutchouc qui servent au maintien de l’ordre en France et qui sont également exportées dans le monde entier. L’idée, c’était de faire des débats publics, des rencontres devant l’usine mais aussi des actions, notamment assiéger l’usine, sans être forcément violent. En étant juste autour, comme c’est une usine Seveso, la production s’arrête. C’est une façon d’agir concrètement et de freiner la machine à réprimer.

Propos recueillis par Leïla KHOUIEL

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