C’est une des thématiques du grand débat national : la citoyenneté et le rapport aux institutions. Une problématique toujours compliquée à décrypter lorsqu’il s’agit a fortiori des quartiers populaires. Spécialiste de la question, Julien Talpin commence par déminer une idée reçue. « Par rapport à un discours qu’on entend parfois selon lequel les quartiers populaires seraient des déserts politiques, c’est important de dire que ce n’est pas vrai et qu’il y a un militantisme important et depuis longtemps, souligne le chercheur. Mais en même temps, il ne faut pas non plus se voiler la face et dire que la révolution est au coin de la rue et que tous les gens dans les quartiers sont hyper militants et investis. Une des raisons qui fait qu’il n’y a pas non plus tant de militantisme que ça, c’est que c’est très coûteux d’être militant dans les quartiers populaires et qu’il y a des formes parfois de répression, de disqualification, de domestication de ces militants-là qui viennent limiter leurs actions (…) principalement de la part des pouvoirs publics. »
En abordant plus précisément la participation citoyenne dans les quartiers populaires – au-delà de l’invitation récente et pour le moins ponctuelle à participer à travers le grand débat, il complète d’ailleurs : « C’est un peu paradoxal parce qu’on a un discours public disant qu’il faut encourager la participation des habitants et puis, dès qu’il y en a qui s’engagent mais qui ne respectent pas trop les cadres, qui viennent justement dénoncer les discriminations, dénoncer les violences policières, là ça ne va plus et on essaye de les remettre à leur place en les empêchant d’avoir un accès à local public, en les empêchant d’accéder à certaines subventions voire en essayant de les disqualifier, en disant qu’ils essayent de manipuler les habitants, qu’ils sont dans le communautarisme… Il y a toutes ces choses-là qui rendent le militantisme coûteux dans les quartiers populaires. »
Au-delà de cette notion de « coût » et dans la mesure où l’adhésion au mouvement des gilets jaunes repose aussi la question de la convergence des luttes et des combats, il remet par ailleurs en perspective le militantisme dans les quartiers en évoquant l’existence d’une fragmentation du militantisme dans les mobilisations des quartiers. « Depuis les années 80, il y a des acteurs associatifs mais qui ont du mal à bosser ensemble. Par exemple, aujourd’hui il y a les réseaux des Pas Sans Nous autour de Mohammed Mechmache, mais ce ne sont pas les mêmes gens que ceux du Front Uni et des immigrations et des quartiers populaires autour de Saïd Bouamama qui ne sont pas exactement les mêmes qu’on va retrouver autour du comité Adama… Même s’il y a des points de jonction, il peut y avoir des divisions d’ordre stratégique et politique, notamment sur la façon dont il faut coopérer ou pas avec les pouvoirs publics. Si celles-ci se retrouvent dans tous les secteurs militants, ces fragmentations rendent les luttes plus compliquées (…) Il y a eu historiquement plein de tentatives pour essayer de créer cette convergence des quartiers populaires, comme le Forum social des quartiers populaires en 2007-2008, mais on en est toujours au même point aujourd’hui. »
Le community organizing américain comme référence
Au côté de ce militantisme et ces formes d’engagement citoyen bien réelles mais pas toujours convergentes donc, Julien Talpin s’est intéressé au « community organizing », tradition qui se développe à la fin des années 30 aux Etats-Unis mais aussi au Royaume-Uni autour notamment de la figure de Saul Alinsky, militant américain de la gauche radicale et auteur d’Être radical.
Derrière cet anglicisme, l’idée d’une professionnalisation nécessaire des luttes collectives pour l’obtention d’un pouvoir durable pour une communauté : « Le community organizing dit : ‘aux regards des enjeux et de la force des adversaires, si on n’a pas des moyens, des salariés, on n’y arrivera pas.’ (…) Leur truc c’est de dire : la force de ceux qui n’ont rien, c’est le nombre. Or c’est dur de mobiliser les gens. Les militants passent donc beaucoup de temps à aller chercher les gens, en faisant du porte à porte, des réunions d’appartement, etc. Et ça marche, ils parviennent à toucher des gens qui sinon ne s’engageraient pas. Après si on veut que les gens restent mobilisés dans la durée, la seule façon est de produire des résultats. (…) Au regard de la résignation face à la capacité de l’action collective à faire changer les choses, qui est quand même assez enracinée chez les habitants des quartiers populaires, la seule façon de briser cette résignation, c’est d’obtenir des victoires, c’est de montrer que la lutte paye, que l’engagement paye, y compris des petites victoires, que demain l’ascenseur il soit réparé ou que des fenêtres qui n’isolaient plus soient remplacées (…) Il s’agit de montrer aussi que les problèmes concrets des habitants sont liés à des causes politiques très structurelles, c’est ce qu’on appelle verticaliser les colères. »
Aux Etats-Unis, quand ils veulent s’attaquer à un problème, ils mettent en place une campagne et des actions. En France, on organise une conférence
A son sens, le community organizing soulève aussi une interrogation autour des modes d’action collective dans les quartiers populaires en France : « Ce sur quoi le community organizing vient interpeller la culture associative en France, c’est de dire au fond que, si on veut remobiliser les habitants des quartiers populaires, ce qu’il faut faire c’est un travail de terrain. J’ai beaucoup travaillé sur le community organizing aux Etats-Unis et quand je suis rentré, j’ai été frappé de voir qu’en France, on fonctionnait très différemment. Aux Etats-Unis, quand ils veulent s’attaquer à un problème, ils mettent en place une campagne, des actions, des mobilisations, pour créer des rapports de force. En France, bien souvent, quand on veut s’attaquer à un problème, on organise une conférence. Beaucoup de mobilisations dans les quartiers populaires s’appuient sur la forme réunion. Souvent on va inviter un mec comme moi, on invite des sociologues pour réfléchir ou on va passer un film sur l’histoire de l’immigration, ce qui est très bien, sauf que ce sont des modes d’action qui sont un peu intello et qui du coup vont principalement intéresser des gens qui sont eux-mêmes un peu intello et donc pas forcément les franges les plus précarisées des quartiers populaires. C’est très bien d’organiser des débats, des films, etc. mais ce n’est pas comme ça qu’on va régler les problèmes des gens. »
Le rôle des associations de quartiers pour éveiller (politiser ?) les jeunes
Enfin, interrogé sur la sociologie des personnes les plus facilement mobilisables dans le Community Organizing il confirme qu’il « touche plutôt des personnes en emploi, en situation stable ». De façon plus contre-intuitive il précise néanmoins : « Le Community Organising touche plutôt plus de femmes que d’hommes. Une des raisons c’est que ça touche des questions plus locales, des questions d’éducation, de logement qui sont un peu dans les représentations associées au travail féminin. C’est aussi ce qu’on retrouve dans les instances de démocraties participatives où il y a en fait pas mal de femmes. »
Plus spécifiquement concernant les jeunes, il s’attarde de nouveau sur la situation outre-Atlantique : « Aux Etats-Unis, certaines associations font de l’aide aux devoirs mais organisent aussi des campagnes sur les conditions de scolarisation dans les lycées, par exemple, avec tout un travail d’éducation populaire et un résultat énorme. J’ai eu pas mal d’entretiens avec des ados de 16-17 ans qui passaient par ces structures-là, qui venaient de familles hyper précarisées. Au départ, ils venaient parce qu’ils voyaient de la lumière et qu’ils voulaient faire leurs devoirs mais en passant 6 mois, 1 an dans ces structures ils en sortaient complètement transformés, hyper politisés, hyper engagés et ça avait même des effets très positifs sur leur trajectoire scolaire ».
En attendant que ces initiatives traversent elles aussi l’Atlantique et soient même, n’ayons plus peur de rêver, financées par les pouvoirs publics, Julien Talpin et d’autres chercheurs ont mis en place un Observatoire des grands débats dont une restitution est prévue le 8 avril à Aubervilliers. L’occasion peut-être d’y voir plus clair sur la participation des quartiers dans le grand débat et surtout à travers le gros débit de communication gouvernementale post grand débat.
Anne-Cécile DEMULSANT