L’économiste et écrivain Jacques Attali n’est pas un homme de l’ombre, que ce soit sur scène, dans les journaux, dans les ministères ou sur les plateaux, il a le sens de la formule. La gauche, la banlieue, l’entrepenariat, les intermittents… il connaît la musique.

Vendredi 20 juin, 11 heures, rue Duranti. C’est dans le conservatoire municipal du XIème arrondissement de Paris, que nous a donné rendez-vous Jacques Attali. Au pied des HLM, ce lieu accueille l’ultime répétition de l’Ensemble vocal de Paris, dirigé par l’ancien conseiller de François Mitterrand et qui se produit à Bondy, dimanche, à 20h30. L’heure passe. Nous patientons au son d’une messe brève de Mozart, répétée par la troupe. Après 20 minutes d’attente, Jacques Attali nous salue discrètement, puis vient nous serrer la main les yeux rivés sur son portable. Vêtu d’une chemise bleue sous un costume noir, il nous lance, « on se fait ça rapidement, car je suis pressé » en guise d’entrée en matière. Nous quittons l’auditorium qui résonne aux sons des violons et nous nous installons sur le trottoir, face au conservatoire. L’éditorialiste de l’Express ne nous consacrera que 13 minutes au lieu des 45 prévues. Durant ce laps de temps, il passera également un coup de fil et aura du mal à décrocher les yeux de son téléphone.

Bondy Blog : On a pu vous voir en pleine répétition. Percevez-vous la musique comme un exutoire ?

Jacques Attali : C’est une partie de ma vie très importante parce que j’adore en faire comme musicien, mais j’ai aussi la chance d’être chef d’orchestre. C’est une façon de se dépasser soi-même, de savoir qui on est.

Quand on lit vos papiers sur votre blog ou votre biographie, on a du mal à vous situer dans la politique actuelle. Où vous situez-vous sur l’échiquier politique français ?

Je suis un homme de gauche qui a toujours été à gauche et je reste un homme de gauche, tout en étant convaincu qu’il y a des hommes de droite de bonne qualité. Il y a des idées qui sont consensuelles, plus qu’on ne le croit avec un grand corps commun d’idées qui doivent être réalisées par la gauche et la droite, mais quand il s’agit de choisir un camp je suis de gauche. Je n’ai jamais voté autrement qu’à gauche.

C’est vous qui aviez fait entrer Hollande à l’Élysée sous la présidence de Mitterrand, regrettez-vous ?

Pas du tout ! C’est resté un ami, j’ai voté pour lui et je soutiens ce qu’il fait même s’il pourrait être plus ambitieux encore, mais il est dans la bonne direction.

Comment peut-il retrouver la cote auprès des électeurs ?

La priorité, ce n’est pas d’avoir la cote, c’est de faire des réformes, d’agir. Être impopulaire ce n’est pas grave quand on a du temps, quand on est président de la République. Le plus important c’est de créer de l’emploi, en particulier dans les quartiers.

Vous dites qu’ « avec les nouvelles technologies et l’évolution des marchés, nous sommes tous en train de devenir des intermittents ». Êtes-vous en train de devenir un intermittent M. Attali ?

J’ai toujours été un intermittent, enfin presque toujours. Un intermittent c’est quelqu’un qui fait plusieurs choses à la fois, qui n’est salarié de personne et qui a plusieurs activités. J’ai la chance à mon âge de n’être pas tellement en situation précaire, mais je pense que tout le monde, mis à part les fonctionnaires, doit s’habituer à l’idée de se débrouiller, de créer sans cesse son propre emploi, d’avoir plusieurs emplois en même temps, de ne rien attendre de personne. C’est ça qui est l’avenir et ce n’est pas une situation négative, mais une situation positive.

C’est peut-être plus facile d’être intermittent en ayant fait l’Ena ou Polytechnique comme vous ?

Vous avez mille fois raison et c’est pour ça que mon grand combat est pour les personnes qui n’ont pas eu cette chance, même si ce n’est pas une chance de faire l’Ena, c’est du travail et Polytechnique encore plus. J’ai toujours insisté sur l’importance de la formation permanente et en particulier la formation permanente de ceux qui n’ont pas eu la chance de pouvoir faire des études parce que leur milieu social l’a rendu difficile. La formation permanente me paraît essentielle pour aider à donner une seconde chance. Je crois d’ailleurs que tout jeune devrait avoir un complément de salaire par la formation permanente parce que les premiers emplois sont des emplois de formation.

Mais la création d’entreprise pour les classes populaires, c’est très dur !

Ce n’est pas vrai. Nous avons justement créé dans certains quartiers, dont Bondy, des organisations qui s’appellent PlaNet Finance, qui aide les entrepreneurs en banlieue. On aide des jeunes à monter leurs entreprises en leur donnant des conseils, en faisant leurs business plan, en faisant des études de marché, en finançant leur projet… On a monté 2000 entreprises et on va continuer à en créer beaucoup plus encore.

Est-ce que vous pensez qu’il est plus facile d’être jeune en 2014 ou à votre époque ?

C’était beaucoup plus facile à mon époque parce qu’on ne se posait pas du tout la question de l’emploi et même pour ceux qui ne faisaient pas les grandes écoles, il n’y avait pas de chômage. Il y avait une dynamique française extraordinaire et on voit qu’il y a une grande nostalgie sur cette période. Même vous, vous écoutez la musique de ma jeunesse, les Beatles, les Stones, qui correspondait à une vraie utopie. Aujourd’hui, votre génération est beaucoup plus difficile et mon rôle est de créer les conditions pour vous aider, ce qu’on n’a pas assez fait je trouve.

Dans votre article « jeunesse délaissée », vous évoquez le besoin d’améliorer la qualité des services publics, en les rendant plus humains. Dans d’autres, vous prônez des réductions dans les dépenses publiques. N’est-ce pas paradoxal ?

Ce que nous faisons dans les quartiers : on aide les jeunes à créer leurs entreprises avec très peu d’argent public, et de façon très efficace. Parce que la création d’une entreprise avec une situation pérenne pendant plus de trois ans coûte la même chose que ce que coûterait le chômeur à l’État. Donc il ne faut pas réduire les dépenses pour faire moins. On peut faire mieux en dépensant bien.

Les banlieues sont les grandes déçues du quinquennat Hollande : rien contre le contrôle au faciès, droit de vote des étrangers passe à la trappe… Quelles mesures pour améliorer la vie des gens dans les banlieues ?

D’abord, je ne sais pas si le contrôle au faciès existe, mais quand il arrive quelque chose comme ça, il faut porter plainte. Le droit de vote des étrangers non communautaires a été promis depuis longtemps donc j’espère qu’il aboutira. Mais je rappelle qu’il y a un moyen très simple d’avoir le droit de vote : c’est d’être français. Personne n’est interdit du droit de voter. Il suffit juste de demander la naturalisation, ce qui est plutôt facile, les examens ne sont pas si difficiles que ça.

Le problème c’est surtout de créer les conditions pour améliorer le logement, notamment avec l’excellente structure L’Anru (Agence nationale pour la rénovation urbaine). C’est une structure publique qui fait un travail formidable pour l’urbanisme et l’amélioration des conditions de logement. L’autre organisation qui s’appelle l’Acsé (Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Égalité des Chances) est moins efficace. Elle est censée animer les quartiers, donner de l’argent aux associations…

Vous avez des idées pour les banlieues, mais on a l’impression que depuis toujours, ce n’est pas la priorité des gouvernements successifs. Pourquoi ? Et pourquoi ne pas avoir porté ces idées quand vous étiez proche du pouvoir ?

On a fait des choses. Dès 1981-82, on a pris conscience de cela. D’ailleurs, il y a même eu des manifestations très violentes dans les quartiers à ce moment-là. On a créé une mission dans les quartiers, qu’avait dirigée Gilbert Trigano, patron du Club Med. On avait lancé beaucoup d’efforts, qui ont été insuffisants. Moi j’ai très confiance dans les quartiers et je pense qu’ils sont l’avenir de la France.

Vous êtes très engagé dans la musique. On a beaucoup d’actions culturelles organisées dans les banlieues et qui ne sont pas assez soutenues. Comment peut-on mettre la culture au centre de l’évolution des banlieues ?

Nous réfléchissons beaucoup à un projet qui serait de créer une télévision des quartiers dans laquelle les jeunes pourraient s’exprimer et donner une meilleure image d’eux-mêmes. Il y a des projets formidables qui se font, mais c’est vrai que quand je suis interrogé à la télévision sur les quartiers, on me parle plus des problèmes. Des garçons comme celui-là que vous connaissez sans doute, existent, font des choses et n’ont attendu personne pour faire (Jacques Attali mentionne ici Youness Bourimech, entrepreneur bondynois présent lors de notre entretien). Il ne faut pas attendre. J’avais écrit un article qui s’appelait « Débrouillez-vous » et bien voilà, n’attendez rien de personne.

Dans l’article « Débrouillez-vous », vous écriviez « Faites comme si vous n’attendiez plus rien de la politique ». C’est-à-dire ? Car vous faites aussi partie de la sphère publique.

« Faites comme si vous n’attendiez plus rien de la politique », ça ne veut pas dire que la société n’est pas là pour vous, que rien ne viendra. Mais cessez de croire que réclamer est votre seule action. Par exemple, si vous cherchez un travail, vous pouvez chercher un emploi de fonctionnaire ou créer votre propre entreprise.

En ce moment, il y a des mouvements populaires importants avec les cheminots ou les intermittents. Qu’est ce que vous pensez de ces gens qui expriment un ras-le-bol complet de la société ?

D’abord, c’est une toute petite partie des cheminots, 90% d’entre eux ne faisaient pas grève. Quant aux intermittents, c’est tout à fait nécessaire, ils sont absolument utiles, mais comme dans tout, il y a des abus. Il y a de faux intermittents qui sont en fait des « permitents », des permanents intermittents et il faut chasser les abus. Quand des personnes sont en situation de pouvoir bloquer, comme eux, ils sont particulièrement visibles dans leurs manifestations, mais il y a des gens qui ont moins de pouvoir de nuisance et qui auraient peut-être plus de raisons de manifester.

Vous pointez du doigt des « réformes trop timides ». Alors pourquoi vous n’entrez pas au gouvernement pour prendre les choses en main vous-même ?

J’ai été pendant 10 ans le principal collaborateur du président de la République, ensuite, j’agis à ma façon : j’ai créé Action Contre la Faim, une banque internationale (Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement), je dirige PlaNet Finance… Je suis dans l’action. Mais ma manière d’agir n’est pas d’être un ministre parmi d’autres.

Et si François Hollande vous proposait de devenir un de ses collaborateurs ?

Dans la vie, ce qu’on a fait une fois, il ne faut pas le refaire. Je fais autre chose.

 

Propos recceuillis par Jonathan Sollier et Tom Lanneau

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