Une centaine de jeunes est assise sur les marches de l’Opéra Bastille. Ils rigolent et chantent mais leur présence est politique. Nous sommes le 29 mai 2014 à 13h30 et voici les premiers arrivés à l’occasion de la « marche citoyenne » en réaction au score du Front national, parti vainqueur des élections européennes du 25 mai dernier. Jusqu’à 14h15, les métros desservant la station Bastille déposent des centaines et des centaines de manifestants. Ces derniers semblent, pour la plupart, avoir moins de 25 ans. Dès leur arrivée, ils font raisonner leurs chants contestataires dans les couloirs du métropolitain « A bas le Front national. F comme Fasciste et N comme Nazi » ou encore « C’est pas les sans-papiers, c’est pas les immigrés, c’est Le Pen qu’il faut virer ».

Tout est parti d’une page Facebook créée par Lucas Rochette-Brelon, un lycéen marseillais. Une invitation à « la marche citoyenne contre le F Haine ». Cette initiative lycéenne a finalement gagné la France entière. Ces manifestations se veulent apolitiques. Toutefois, les drapeaux de partis politique (NPA, Front de Gauche, Nouvelle Donne, Europe Ecologie-les Verts,…) et des organisations étudiantes et lycéennes (UNEF, UNL, FIDL) sont présents par centaines et sautent aux yeux lorsque l’on observe la foule massée sur la place de la Bastille.

C’est parmi ce monde qui, aux alentours de 14h15, rassemble plus de 2 000 personnes selon les organisateurs, que nous croisons Mathieu, un responsable national du Mouvement des Jeunes Communistes Français. Il souligne le rôle des « partis politiques gouvernementaux » dans la montée du FN. « Il y a une part d’adhésion au vote FN, faut pas se mentir ! Mais les grands partis ont aussi participé au processus de dédiabolisation des idées frontistes. On peut par exemple citer les propos de Manuel Valls, ceux de Claude Guéant, voire même Nicolas Sarkozy lorsqu’il avait remis à l’ordre du jour la question de l’identité nationale ! » explique-t-il parmi le brouhaha de la foule, des chants et des militants hurlant dans des mégaphones. Il tient aussi à pointer du doigt le rôle de la Manif Pour Tous qui a donné de la « visibilité à tous les groupuscules extrémistes comme Jeunesse Identitaire ».

Parmi toutes les organisations présentes, nous croisons Julien, 25 ans, représentant de la Maison des potes. Bien que nombre de personnes blâment les abstentionnistes (56,5% d’abstention le 25 mai dernier), Julien, distribuant les autocollants de son association, évoque une autre cause. Il ne néglige pas le rôle de l’abstention des jeunes dans le « succès électoral frontiste » (environ 73%). Néanmoins, selon lui, les raisons de cette montée sont à chercher du côté du gouvernement socialiste. « Ils ont déçu et trahi leur électorat. On ne peut pas en vouloir aux abstentionnistes ». D’après lui, cette manifestation n’est qu’une première étape dans la construction d’un collectif luttant contre les idées frontistes. « Lundi prochain, on organise une autre manifestation place de la Bastille à 18h30. C’est la première fois qu’il y a un rassemblement des organisations de jeunesse. Je trouve ça encourageant ».

Un peu plus loin, le collectif antifasciste Paris Banlieue tient un stand. Mathias, 21 ans, explique que ce rassemblement permet de montrer les désaccords de la jeunesse avec les résultats d’il y a moins d’une semaine. Cependant, il estime que la priorité reste la manifestation du 7 juin prochain en hommage à la mort de Clément Méric. Pragmatique, il est conscient que ce ne sont pas les manifestations successives qui permettront de faire crouler la montée du FN « mais un véritable travail de fond ».

Minoritaires, sont aussi présents dans la manifestation des organisations de droite et de centre-droit. Morgane et Marion, deux filles au visage juvénile, se démènent dans la foule afin de distribuer leur tract pour le Syndicat Général des Lycéens. Durant la conversation, elles confient leur appartenance aux Jeunes Populaires. N’ayant que 17 ans, ces deux lycéennes n’ont pu se rendre aux urnes dimanche. Privée du droit de vote et frustrée par le résultat, Morgane insiste sur le rôle des abstentionnistes dans la victoire du parti frontiste. Marion tient quant à elle à modérer les propos de sa copine : « On peut comprendre la désillusion et le désespoir des gens face à la crise ». Les deux amies considèrent que cette manifestation sert « à montrer à l’Union européenne que nous ne sommes pas europhobes ! »

Prouver aux autres pays de l’Union que la France n’est pas anti-euro. C’est aussi la revendication du petit groupe des militants UDI-MoDem. « Nous on est plus là pour l’Europe que contre le FN. En démocratie, on n’a pas le droit de stigmatiser une opinion politique » lance Nicolas, 25 ans. Il tient néanmoins à rappeler que la majorité des Français n’a pas voté FN lors des élections. Il est vrai que si l’on prend en compte l’abstention, le Front national ne recueille que 11,75% des suffrages. Benjamin est lui aussi militant MoDem. Il reproche aux médias et aux gouvernements successifs de ne pas avoir assez mis en avant les bienfaits de l’Union européenne, « quand quelque chose marche, on dit que c’est grâce au gouvernement, tandis que quand ça foire, on met tout sur le dos de l’Union européenne… » Cette logique a selon lui mené à l’avènement du parti mené par Marine Le Pen.

Il est difficile de trouver, au sein de cette manifestation des personnes non militantes. C’est toutefois le cas de Françoise, 60 ans. Elle se montre pessimiste quant à la suite des événements. « C’est bien de voir que la plupart des personnes mobilisées aujourd’hui sont des jeunes. Mais il y a quand même moins de monde qu’en 2002 ». Selon elle, le salut viendra de la gauche, mais laquelle ? Telle est la question d’après Françoise qui considère que le NPA et le Front de Gauche ne sont pas capables de canaliser les opinions politiques du plus grand nombre. Attristée par la montée du Front national, elle ira même jusqu’à lancer, dépitée, « vous savez, Hitler aussi dans les années 1930 était acclamé à ses débuts ».

Jeanne et Coline, 22 et 23 ans, sont un peu à l’écart du cœur du rassemblement. Et pour cause, Jeanne voit d’un mauvais œil cette manifestation, n’en déplaise à Coline. « Le FN a le droit d’exister ! Même si je ne suis pas d’accord avec eux, il y a un réel vote d’adhésion à Marine Le Pen et un abstentionnisme qui a permis au Front de remporter la mise ». Coline, elle, tient absolument à lutter contre les « idées intolérantes » prônées par le Front. Elle est notamment marquée par l’arrivée du père de Marine Le Pen au second tour en 2002, « je me souviens que ma famille était triste et que ma sœur a même dit qu’on allait quitter la France ! » raconte-t-elle. Quelques années après, afin de faire face au Front national, elle a milité pour le PS. Aujourd’hui, elle est passée au Parti de Gauche, déçue par le Parti socialiste qui est devenu « le centre-gauche » et qui a, selon elle, laissé la voie libre au parti frontiste. « On peut par exemple citer les propos de Manuel Valls sur les Roms ! Eh bien aujourd’hui il est premier ministre ».

Il est environ 14h30 lorsque la manifestation entame sa marche vers République. En  tête de cortège, les drapeaux roses de Nouvelle Donne sont de sortie. Jourdain Vaillant, militant Nouvelle Donne, assène avec assurance, « nous sommes là contre le FN et nous sommes les seuls à savoir comment faire ». Pour cela, son parti, proche du collectif Roosevelt, prône des institutions plus démocratiques, et une recherche de croissance en créant de nouveaux emplois, ou encore en partageant le temps de travail. En 2002, Jourdain avait 8 ans, mais il considère que la montée du Front national aujourd’hui est due aux mêmes raisons qu’il y a douze ans : « une gauche décevante et sans idées ».

Dans le cortège, nous croisons Claire, 29 ans, membre du collectif Osez le féminisme. Elle confie avoir « l’impression de revivre le cauchemar de 2002, sauf que là, le FN est en tête ». Elle donne de sa personne et de sa voix au cours de la manifestation, considérant que la partie « d’extrême droite » représente tout ce qui la révulse : un parti raciste, misogyne, souhaitant faire régresser le droit des femmes, « bien que s’en soit une à la tête du parti ! » lance-t-elle, ironique.

Léo marche avec Caroline. Cette dernière confie ne pas avoir été voté dimanche. « J’avais mes partiels ! », se justifie-t-elle. C’est ce sentiment de culpabilité qui l’a d’ailleurs poussée à venir battre le pavé parisien aujourd’hui. « On sait que cette manif ne va pas changer grand-chose mais on ne peut pas ne rien faire ! » dit Léo. Il est 15h15 lorsque le cortège arrive à République et entonne une Marseillaise qui rebondit et résonne contre les murs des bâtiments haussmanniens. Certains escaladent le monument central tandis que d’autres prennent le micro pour faire entendre leurs voix. C’est le cas d’Harry, 21 ans, militant UNEF et NPA. Il scande à tue-tête dans un microphone « 30 ans de politiques antisociales, c’est 25% pour le Front national ». Selon lui, la manifestation a réuni entre 7 000 et 10 000 personnes. La présence de Harry aujourd’hui est liée, en partie, au souvenir de 2002, « je n’avais que 9 ans mais je me rappelle du désespoir de ma famille ». Il considère néanmoins que la situation est différente, voire pire qu’il y a douze ans : « la manif pour tous a donné une certaine légitimité aux groupes d’extrême-droite et le vote FN est aujourd’hui totalement décomplexé. »

Roger, 53 ans est en marge de la manifestation et observe la foule. Il a milité durant 30 ans pour faire barrage au FN. Mais aujourd’hui, il affiche une certaine désillusion et ne fait pas partie du cortège. « Ce n’est pas contre le FN qu’il faut manifester aujourd’hui. C’est contre le PS et ses politiques d’austérités qui favorisent la montée du parti d’extrême-droite ! » Les paroles de Roger sont couvertes par la musique « Porcherie » des Béruriers Noirs, reprise par les manifestants qui hurlent, « la jeunesse emmerde le Front national ». Alors qui aura le dernier mot ? Le discours du fataliste ou les hymnes révoltés ?

Tom Lanneau

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