Le Bondy Blog : Emmanuel Macron a présenté sa vision de la politique de la ville le 13 novembre depuis Tourcoing, à l’issue d’une séquence politique en Seine-Saint-Denis puis dans les Hauts-de-France. Que retenez-vous de son discours ?

Thomas Kirszbaum : On n’attendait pas forcément Macron sur le terrain de la politique de la ville. Or son discours de Tourcoing est un bon discours dans la forme, avec une certaine cohérence sur le fond. Mais ce n’est qu’un discours… et un discours ne tient pas lieu de politique publique. Il n’annonce pas nécessairement de réorientation fondamentale de la politique de la ville.

Les objectifs du chef de l’État sont facilement identifiables. Le premier, le plus évident, c’était de rassurer les acteurs de la politique de la ville, passablement malmenés ces derniers temps [coupes dans le budget de la politique de la ville pour 2017, réduction des emplois aidés ou encore baisse de l’APL, NDLR]. Au-delà des acteurs institutionnels, il y a un message destiné à l’opinion publique : corriger l’image d’un président cassant, condescendant à l’égard de « ceux qui ne sont rien », tourné uniquement vers les « premiers de cordée ». En évitant un vocabulaire stigmatisant, en mettant en scène sa « considération » envers les habitants des quartiers populaires, l’opération est réussie du point de vue de la communication. Avec un bémol de taille : le choix très symbolique du 13 novembre pour commencer à parler de la politique de la ville. Macron est certes dans la continuité de son discours de campagne, qui prenait le contre-pied de Manuel Valls en insistant sur le terreau social du terrorisme. Mais le choix du 13 novembre accrédite l’idée, en partie erronée, que la radicalisation serait un produit de la question urbaine.

Le Bondy Blog : Emmanuel Macron pose-t-il un regard nouveau sur la politique de la ville ou s’inscrit-il dans la continuité de ses prédécesseurs ?

Thomas Kirszbaum : L’originalité du discours de Macron est relative. Il tente une synthèse surprenante entre la rhétorique du retour à l’ordre républicain dans les quartiers, de facture classique, et un propos plus novateur, inspiré de la « Troisième voie » chère à Bill Clinton et Tony Blair. Dans les deux cas, cela nous ramène aux années 1990. La rhétorique sur l’ordre républicain et le retour de l’État le place dans la continuité de ses prédécesseurs. Avec cependant une différence essentielle : le mot « égalité » n’est jamais prononcé, pas même pour parler d’égalité des chances ! Or, tous ses prédécesseurs, y compris de droite, se sont référés à l’égalité en tant que valeur républicaine. Autant dire que ce mot lui écorche la bouche ! Ce en quoi il est idéologiquement proche des apôtres anglo-saxons de la Troisième voie.

Cette inspiration anglo-saxonne s’est sans doute faite par le truchement de passeurs d’idées comme la Fondation Terra Nova, la revue Esprit ou les travaux de Jacques Donzelot. On retrouve leurs thèmes de prédilection dans le discours présidentiel : la production avant la redistribution, la mise en mouvement de la société contre la société statutaire, la mobilité des gens plutôt que le seul traitement physique des lieux, une vision positive de l’immigration, l’appel à la mobilisation des « communautés de responsabilité » locales dans une logique bottom-up, etc. Mais au-delà de la séduction des mots, il faut souligner le vide des propositions qui permettraient de donner un contenu opérationnel à cette ligne de pensée dans le cadre institutionnel républicain. C’est patent sur la lutte contre les discriminations, comprise comme un levier de mobilité, qui se trouve rabattue sur la seule question de l’embauche, sans outil réellement nouveau. C’est aussi le cas de la stratégie de développement économique. Alors que Clinton avait mis en place des instruments financiers permettant de drainer des milliards de dollars en faveur des entreprises sociales (dites communautaires) qui interviennent dans les quartiers pauvres, on reste avec Macron dans la magie du discours sur l’entreprenariat.

Enfin et surtout, le discours macronien sur l’émancipation fait écho à la seule dimension individuelle de l’empowerment. C’est très cohérent avec la vision néolibérale de l’employabilité et de la formation comme facteurs de développement du « capital humain ». Mais Clinton et Blair avaient fortement encouragé aussi des formes d’empowerment collectif. Macron s’en tient, lui, à quelques formules creuses sur le rôle des associations. Au final, on voit mal quelle pourrait être la traduction concrète de la rhétorique de la Troisième voie dans une politique de la ville qui a toujours donné la prééminence aux acteurs publics : le maire et le préfet.

Le Bondy Blog : Au regard du discours et des annonces faites par Emmanuel Macron, la politique de la ville est-elle une priorité pour l’État ?

Thomas Kirszbaum : Même s’il prend la précaution de dire que « l’État ne peut pas tout faire », en cohérence avec sa vision de la responsabilité individuelle, et en rupture avec un certain paternalisme républicain, son discours comporte un risque, celui de susciter une attente vis-à-vis de l’État. Il a certes raison de dire que les habitants ne demandent pas l’aumône ni la charité. Mais il oublie de dire que les habitants demandent avant tout l’égalité ! Et il hérite de 40 ans de paternalisme républicain qui a maintenu ces habitants dans l’illusion que l’État pouvait répondre à cette demande d’égalité. Avec les désillusions que l’on sait, car la politique de la ville n’a jamais été une priorité pour l’État. Elle ne dispose pas des soutiens politiques et institutionnels adéquats et, à la différence d’autres « corporations », les habitants restent largement inorganisés pour peser sur les orientations inégalitaires de l’État.

Le discours du chef de l’État cherche à catalyser les énergies, mais c’est un discours sans moyens. Il égrène un catalogue de mesures dont il faut souligner que quasiment aucune n’est nouvelle. Il s’agit pour l’essentiel de la reprise de mesures déjà annoncées ou ayant existé par le passé. Dans le meilleur des cas, quelques dispositifs nouveaux, symbolisant la ligne de pensée du président, vont venir s’ajouter à l’existant, mais cela aura un effet ornemental, ajoutera éventuellement de la complexité au mille-feuilles actuel, mais sans changer grand chose aux priorités de la politique de la ville. Cette politique vieille de quarante ans est marquée par une forte inertie, en dépit de la succession des réformes. Les schémas de pensée, les habitudes de travail sont très difficiles à bousculer. Les acteurs de la politique de la ville sont d’abord des acteurs de proximité, qui interviennent à l’échelle des quartiers, et rien n’indique par exemple que le mot d’ordre de mobilité va les amener à désenclaver leurs pratiques, à s’ouvrir sur l’environnement des quartiers, à coopérer avec d’autres acteurs.

Le Bondy Blog : Arrêtons-nous sur la principale mesure du gouvernement pour les banlieues : l’expérimentation des emplois francs. Toute entreprise qui embauchera un habitant issu de ces quartiers bénéficiera d’une prime de l’État de 15 000 euros étalée sur trois ans pour un CDI.

Thomas Kirszbaum : À la différence de François Hollande [le dispositif a été lancé puis abandonné par l’ancien président de la République entre 2013 et 2015, NDLR], les seuils liés à l’âge et à la durée du chômage sont supprimés. Le dispositif Hollande concernait uniquement les chômeurs de plus d’un an, âgés de moins de 30 ans et résidant dans une zone urbaine sensible. Le nombre de bénéficiaires va donc mécaniquement augmenter. Mais avec potentiellement toute une série d’effets pervers : les effets d’aubaine, c’est-à-dire que même sans l’aide apportée par l’État l’entreprise aurait embauché tel ou tel candidat ; les effets de concurrence, puisque selon la rue où vous habitez, vous bénéficierez ou non de ce traitement préférentiel ; et enfin les effets de cliquet, c’est-à-dire la difficulté de revenir en arrière une fois que la mesure est instituée. Et que se passera-t-il si les gens déménagent ? Cette question est essentielle, car la mesure pourrait contribuer à assigner ses bénéficiaires à résidence à l’encontre de l’objectif de mobilité.

Le Bondy Blog : Volet sécurité, c’est le retour de la police de proximité. Emmanuel Macron a rappelé dans son discours la création de 10 000 emplois de policiers et de gendarmes au cours des cinq prochaines années, qui bénéficieront en grande partie aux quartiers prioritaires de la politique de la ville. Mais aucune précision sur la formation et les moyens d’intervention des forces de l’ordre en banlieue.

Thomas Kirszbaum : On a ici une illustration des contradictions entre le référent républicain français et l’inspiration anglo-saxonne. Comme Tony Blair, qui disait qu’il allait être « dur avec la délinquance et avec les causes de la délinquance », Macron annonce un volet répressif très ferme. Mais les tenants de la Troisième voie avaient aussi promu la « police communautaire » (community policing) pour ancrer l’action policière dans les « communautés locales ». Or Macron, comme son ministre de l’Intérieur, resteront sans doute prisonniers des puissants syndicats policiers qui s’opposent à toute ouverture substantielle de la police sur la société, ainsi qu’à toute mise en question des modes d’intervention policière dans les quartiers populaires, dont le caractère violent et discriminatoire est pourtant établi.

Le Bondy Blog : Tout au long de son discours, Emmanuel Macron a répété sa volonté de ne pas proposer « une politique spécifique » pour les quartiers. Donc pas d’actions spécifiques en direction des quartiers populaires mais une action globale ?

Thomas Kirszbaum : Oui et non. Oui parce que Macron ne semble pas considérer que la politique de la ville soit le bon outil pour réaliser son ambition de mise en mouvement de la société. Il n’a pas prononcé une seule fois le mot « contrat de ville » dans un discours d’une heure et demie, alors que c’est le cadre de référence de tous les acteurs de la politique de la ville ! Macron semble plutôt s’en remettre à des politiques non spatialisées (réforme du code du travail, de la formation professionnelle, etc.) pour obtenir des effets spatiaux.

En même temps, les emplois francs constituent bien une politique spécifique qui va être réservée à des personnes qui résident dans tel quartier et pas dans tel autre. Macron dit aussi qu’il va sanctuariser les crédits « spécifiques », réservés à la politique de la ville. Donc il n’annonce pas la fin de la politique de la ville. Il est condamné comme ses prédécesseurs à faire perdurer cette politique publique qui restera irremplaçable aussi longtemps que nous vivrons dans une société dont le fonctionnement inégalitaire produit des discriminations raciales et de la ségrégation spatiale.

Propos recueillis par Leïla KHOUIEL

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