Épisode 2 : « Une machine, ça ne t’arrange pas quand tu n’as pas assez de monnaie »

Vendredi. 11h45. La cafétéria du bâtiment A de l’université Paris 8 est pleine à craquer, comme toujours. Récemment, l’espace a été rénové : les tables et les chaises sont plus colorées (et plus stables, aussi). Dans le fond, il y a des poufs-poires, qui prennent la forme de votre corps : un coin investi par les étudiants qui ont plus de 2 minutes 30 devant eux et qui savent boire un café à moitié allongés. Face à la caisse, quelques tables hautes, pour les gens pressés. C’est justement là que quelques étudiantes discutent :

« Je vous rejoins, je passe chez l’imprimeur !

– Chez qui ?

– Chez l’imprimeur !

– Mais tu vas être en retard, on a cours dans 15 minutes… Il est où ton imprimeur ?

– T’es bizarre toi, il est juste en bas du bâtiment B

– Ah le taxiphone !

– Oui, c’est pareil, je reviens, prévenez le prof »

À Paris 8, il est normal de « passer au taxiphone » entre deux cours. En réalité, il ne s’agit pas de taxiphones puisque ces espaces ne permettent pas de téléphoner mais c’est par cette appellation que la plupart des étudiants les qualifient. L’administration de la faculté, elle, les désigne plutôt comme des « espaces photocopies« . Jusqu’à ce début d’année scolaire, l’université en comptait quatre : deux au bâtiment A, un autre en B1 et un dernier entre la maison de l’étudiant et le bâtiment C. « Ces espaces photocopies sont surtout pratiques quand t’es en hess d’imprimante ou bien quand tu as oublié d’imprimer ton devoir la veille« , raconte, avec malice, Virginie, ancienne étudiante en communication. Aujourd’hui, les deux espaces photocopies situés au bâtiment A sont définitivement fermés. L’un était géré par Monsieur Mboyo, l’autre par Monsieur Camara.

Ce dernier proposait un service d’impression et de photocopie mais aussi de papeterie : il vendait des stylos, des feuilles, des cahiers et des crayons à papier. Son local ne faisait que quelques mètres carrés mais on pouvait y régler mille et une galères : répondre à un mail, imprimer un relevé de notes pour finaliser une inscription et même boire un café serré avec seulement quelques pièces jaunes. Vous étiez stressé à l’idée de passer devant toute votre classe ? Votre dossier n’était pas relié ? Monsieur Camara savait relativiser : « Ici tout est possible : on va imprimer ça vite fait, tu vas voir, c’est facile comme de l’eau à boire« .

L’espace photocopie de Monsieur Mboyo, dans le bâtiment A de l’université.

« On fait ça par passion, pour l’université, pour l’humain »

L’autre espace fermé appartenait à Jean-Marc Mboyo. Il n’était situé qu’à quelques mètres du local de Monsieur Camara, juste à côté de la cafétéria branchée. C’était bien plus spacieux, les machines étaient plus poussiéreuses mais plus nombreuses, les ordinateurs aussi. Au milieu, il y avait quelques tables. Ce lieu était exclusivement dédié aux impressions et aux photocopies. D’ailleurs, c’est encore inscrit au-dessus du lieu. Quand on discute avec M. Mboyo, on apprend qu’il était lui-même étudiant à Paris 8 : « J’étudiais la sociologie et les sciences politiques mais c’était il y a très longtemps« , sourit-il.

Cette activité de responsable de l’espace photocopie, il raconte l’avoir occupée pendant près de 25 ans : « Je n’ai pas connu d’autre boulot que celui-ci et ça me plaisait d’être là. J’avais mes repères, je me sentais utile, c’était presque politique cet emploi. On ne fait pas ça pour l’argent, tu te doutes bien qu’à 10 centimes la copie, je ne gagnais pas beaucoup de sous. Non, on fait ça par passion, pour l’université, pour l’humain« .

Jean-Marc Mboyo, responsable d’un espace photocopie du bâtiment A.

« Ce n’est pas terminé, j’ai engagé un avocat pour défendre mes droits »

François Riou, directeur général des services de Paris 8, avance plusieurs arguments pour justifier la fermeture de ces deux espaces : la loi Sapin II, des difficultés de paiement et des raisons sécuritaires. « On a, sur ce campus, de gros problèmes de sécurité et de sûreté : cambriolages, dégradations, etc. Or, pour que l’activité de ces commerces puisse se développer, pour y accéder, il fallait entrer dans le bâtiment A. Il fallait donc que ce bâtiment soit ouvert. Ces espaces photocopies sont les seuls concernés, les autres commerces ayant tous un accès direct avec l’extérieur« .

Si Monsieur Camara a fermé boutique dès l’automne dernier, Monsieur Mboyo, lui, a longuement lutté pour garder son commerce ouvert. Pendant plusieurs semaines, le gérant raconte avoir dormi dans son local photocopie. Un comité de soutien s’était constitué, une pétition a circulé, des affiches étaient placardées sur la façade de son espace. Sur ces affiches, la procédure était qualifiée de « discriminatoire » et « d’illégale« . Des accusations que la présidence de l’université réfute catégoriquement.

Aujourd’hui, cet espace est muré de panneaux en bois. Malgré tout, Jean-Marc Mboyo fait de la résistance. Il demande un autre espace pour exercer son activité. Muni de sa pétition et d’un stylo, il collecte encore des signatures : « Ce n’est pas terminé, j’ai engagé un avocat pour défendre mes droits. Ce n’est pas évident financièrement mais c’est important pour moi d’aller au bout« .

Reliure, scan, photocopie et impression sur t-shirt

Si les deux taxiphones du bâtiment A sont désormais fermés, il suffit de marcher quelques mètres pour en trouver d’autres. Il y en a un situé près de l’entrée, au niveau des bâtiments B. Vous pouvez y prendre des photos d’identité, photocopier, scanner, imprimer, relier ou faxer vos documents, faire des impressions sur t-shirt, imprimer des posters ou des affiches publicitaires. Vous pouvez même payer en carte bancaire si vous en avez pour plus de 5 euros ! Royal, n’est-ce pas ? « C’est vrai que c’est hyper pratique mais si je devais trouver un seul petit inconvénient, c’est que le monsieur n’est pas très bavard, pas très sociable« , commente Salim, étudiant en économie. Virginie n’est pas d’accord : « Autant que je me souvienne, il était très sympa« . « Le monsieur« , lui, n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Sabrine Mimouni est aussi passée par les murs de l’université de Saint-Denis. Elle y a validé sa licence d’information et communication l’an dernier. « Ces taxiphones sont top, j’en garde un bon souvenir : il y a une bonne ambiance, on se croirait presque en famille« , s’amuse-t-elle. « Par contre, il peut arriver que le truc que tu as imprimé sorte au format paysage alors que tu demandais une impression au format portrait et le gérant peut te répondre ‘bah je ne sais pas, c’est bien le paysage aussi non ?' », s’amuse-t-elle.

« Avec le numérique, l’activité est peu en baisse »

Le taxiphone de Chaouki, situé entre la maison de l’étudiant et le bâtiment C est le second espace photocopie encore ouvert dans l’enceinte de la fac. Chaouki aussi était étudiant à Paris 8. Il y a rencontré sa femme et l’ami avec lequel il a monté ce commerce, il y a dix ans, au départ sous statut associatif. Avec ce copain, plus timide, ils se relaient puisque leur local est ouvert de 8h à 19h30. L’un commence le service tôt le matin, l’autre prend le relais tard le soir. Chaouki se dit extrêmement attaché à la fac : « Si je devais changer d’université pour continuer de faire ce travail ? Ce ne serait pas évident du tout. Comme je le dis souvent, j’ai passé plus de temps à Paris 8 qu’avec mes enfants et ma famille« .

Chaouki, responsable de l’espace photocopie, situé entre la maison de l’étudiant et le bâtiment C.

Pendant qu’on échange avec Chaouki, Marwan attend, au comptoir, que ses copies sortent de l’imprimante. Le jeune étudiant en informatique rapporte qu’il ne vient que très rarement ici. Marwan a plutôt l’habitude d’imprimer ses documents à la bibliothèque universitaire (BU). « Souvent, je travaille depuis la BU donc plutôt que d’en sortir pour imprimer, je le fais directement« . Il complète : « En plus, je n’ai jamais de monnaie sur moi. J’ai horreur de me balader avec plein de pièces. J’ai un souci avec l’argent, j’ai toujours peur de le perdre. Je paye de plus en plus avec mon téléphone« .

Chaouki écoute attentivement. Il confie que le numérique a transformé son métier. « Bon, là avec les nouveaux moyens de paiement, c’est encore une autre histoire. Aujourd’hui, les étudiants envoient de plus en plus leurs devoirs par mail par exemple. De moins en moins de profs exigent des versions papiers« . Ces dernières années, il note une légère baisse de sa clientèle. « L’activité est un petit peu en baisse mais on croise quand même beaucoup de monde dans la journée« .

« On est avant tout là pour rendre service »

Un mur sépare les ordinateurs des imprimantes mais Chaouki et son ami sont toujours en mouvement, entre les deux pièces. Ils vous aident à déziper un dossier, convertir un .doc en .pdf, font régulièrement le ménage sur les bureaux des ordinateurs, s’assurent que vous avez sélectionné la bonne machine…

« On est avant tout là pour rendre service« , précise Chaouki. « L’étudiant n’est pas en face d’une machine dans laquelle il met une pièce, il pousse le bouton et ça sort. Non, il est en face de quelqu’un qui dit ‘bonjour’, à qui il répond, avec qui il discute. On est là quand il y a un problème technique, on prend et on rend la monnaie. C’est du contact direct et malheureusement ça se perd de nos jours. D’ailleurs tout le monde est étonné de notre présence, c’est bien parce que c’est rare« , insiste-t-il.

Et de reprendre : « Alors oui, les photocopieuses et imprimantes automatiques ça peut être utile mais une machine ça ne t’arrange pas quand tu n’as pas assez de monnaie. Si tu as un exposé à rendre à 9h, qu’il est 8h45 et qu’il te manque 50 centimes, la machine elle ne t’arrange pas. Ici, quand on entre en nous expliquant ‘bonjour monsieur je suis désolé j’ai un travail à rendre au prof, je n’ai pas d’argent sur moi mais est-ce que je peux vous payer demain ? », on accepte, évidemment. Les choses se passent comme ça ici« .

Sarah ICHOU

Crédit photo : Mohammed BENSABER

Prochain épisode : « Le kebab de Paris 8 »

(Re)lire l’épisode 1 : « Entrer à Paris 8, c’est entrer dans un univers, dans un monde à part »

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