« J’aimerais rentrer en Syrie. Ici, nous ne sommes pas traités comme des êtres humains ». Les traits tirés par la fatigue, Ahmed évoque son exil et le retour impossible. Avec sa femme et ses enfants, il a quitté Racca, l’éphémère « capitale » de l’État islamique, au cours de l’année 2013. Depuis, il vit désormais à Chouaifet, une des plus grandes villes de la banlieue sud de Beyrouth, capitale du Liban voisin.

C’est dans son habitation de fortune qu’il nous accueille, flanquée de toiles de l’UNICEF – du temporaire qui dure. À ses côtés, son épouse, le dos bien droit, porte le petit dernier de la fratrie, tandis que l’aîné s’agite et tente d’attirer les regards avant de retourner jouer avec les autres enfants. Écrasées sous le soleil, les baraques, toutes serrées les unes contre les autres, sont bordées de plantations de thym. Les quelques familles vivant ici entretiennent ce lopin de terre moyennant une rémunération de 2 dollars par jour (1,70 euro) pour les hommes et un peu moins pour les femmes. Soit presque dix fois moins que le salaire minimum légal.

La petite exploitation appartient à un homme qui rechigne à voir des ONG sur ses terres. Après une bonne heure, les humanitaires que nous accompagnons ce jour-là sont priés de quitter les lieux, le propriétaire ne devant pas tarder à rentrer. Zeinab Reda, l’assistante sociale, obtempère bon gré mal gré. « Comment peut-on traiter des gens comme ça ? Ils sont insultés, exploités », s’emporte-t-elle sur le chemin du retour. L’infirmière, Nour Hussein, l’écoute, le visage fermé. Elle, n’a pas eu suffisamment de temps pour soigner un gamin dont la jambe portait une vilaine blessure.

Des maraudes pour les enfants syriens des rue

Au total, sur les 1,5 millions de Syriens vivant au Liban, 500 000 sont des enfants. C’est pour eux que Amel, une association locale et le Samu social international ont monté le projet à l’initiative de Zeinab. Sur le modèle des maraudes, cette mission vise à aider « les enfants en situation de rue dans la banlieue sud de Beyrouth ». S’il n’est pas rare de voir des enfants syriens mendier ou travailler dans les rues de Beyrouth, ce ne sont pas ce qu’on appelle des mineurs isolés. Le plus souvent, ces enfants vivent avec leur famille.

« Le fait d’inclure les familles dans la prise en charge a facilité l’acceptation du projet, ils laissent l’équipe accompagner leurs enfants dans les centres médicaux d’Amel », explique la coordinatrice du dispositif, Alexia Haddad, qui a supervisé le projet pilote reconduit il y a peu. Le caractère mobile de ces unités recouvre une importance particulière ici, dans la mesure où les réfugiés syriens peinent à se déplacer à l’intérieur du pays, soit par peur des autorités, soit pour des raisons pécuniaires, beaucoup d’entre eux n’ayant pas les 200 dollars annuels qu’exige un permis de résidence.

« L’accompagnement de l’équipe mobile enlève cette limite du déplacement, ce public en situation de rue est particulièrement stigmatisé donc parfois ils n’osent pas se rendre tous seuls dans un centre quel qu’il soit ; même en leur prenant rendez-vous chez un dentiste ou un médecin, la personne ne s’y rendra jamais toute seule si on ne les accompagne pas au moins la première fois pour qu’elle se sente à l’aise, en sécurité », rapporte Alexia Haddad. L’association créée pendant la guerre civile libanaise par le docteur Kamel Mohanna, dispose de plusieurs centres dans tout le pays ce qui facilite la prise en charge des réfugiés.

Insalubrité des camps, promiscuité, problèmes de santé et traumatismes

Disons-le maintenant, tous les efforts déployés par les associations locales et les grandes ONG ne peuvent que limiter la casse. « Il y a une urgence sociale, ce sont des enfants qui sont dans la rue, qui font un travail qu’ils ne sont pas censés faire, il y a des besoins éducatifs mais il y a surtout des besoins primaires auxquels on n’a forcément pas les moyens de répondre », déplore la coordinatrice. Au premier rang, la santé. Nour, l’infirmière de l’équipe mobile, énumère les cas qu’elle rencontre le plus souvent chez ces enfants : « des inflammations urinaires à cause de l’eau non potable, du diabète, beaucoup d’enfants souffrent aussi d’épilepsie ».

L’insalubrité des camps, la promiscuité et les traumatismes vécus génèrent également des désordres sur le plan psychologique. Nadine Khalife, en charge de la protection de l’enfance dans la même association, souligne un simple fait : un camp informel, pour un enfant, « c’est comme une prison, et avec le temps ça devient de plus en plus frustrant de ne pas sortir de cet environnement ».

Plus de la moitié des enfants syriens du Liban non scolarisés

L’urgence humanitaire et sociale relègue la question de l’éducation au second plan. Sur l’année scolaire 2016-2017, moins de la moitié des enfants syriens étaient inscrits dans un établissement scolaire malgré le système de scolarisation appelé « second shift » mis en place par le gouvernement libanais dans les écoles publiques. « Ce dispositif n’a pas la capacité d’intégrer le nombre extrêmement important d’enfants », regrette Lucas Wintrebert, en charge du secteur éducation chez Amel.

Les professeurs « ont un volume horaire beaucoup plus important » avec ce système et dans certains cas « ils ne sont pas plus payés », développe-t-il. L’intégration de ces élèves au système éducatif libanais se heurte aussi à « des phénomènes de violence sociale et de discrimination », comme le rapporte Manuela Casalone, monitrice éducatrice pour la Croix rouge dans la revue Hommes et migrations dédiée aux réfugiés et aux migrants au Liban.

« Souvent les familles préfèrent envoyer leurs enfants travailler dès très jeunes sachant qu’un enfant qui travaille sur le marché informel de l’emploi au Liban ça peut être 2 000 livres libanaises (soit 1 euro) par jour. Pour la famille et entre une journée d’école ou ça, le choix est assez vite fait », explique aussi Lucas Wintrebert.

58 % des ménages syriens au Liban en situation « d’extrême pauvreté »

La crise syrienne a contraint quelque 6,3 millions de Syriens à fuir, pour une majorité vers les pays frontaliers : Liban, Turquie et Jordanie. Aujourd’hui, le million de réfugiés syriens représentent environ un quart de la population libanaise. Depuis 2011, le Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR) réalise ce recensement interrompu en 2015 sous la pression du gouvernement libanais.

Pourtant sans cette formalité, un réfugié ne peut pas bénéficier du soutien financier de l’ONU, pour la prise en charge des soins notamment, et le statut d’apatride qui frappe les jeunes enfants Syriens nés en exil entraîne « un risque accru d’exploitation, comme la traite des êtres humains dans le cadre d’un commerce sexuel, les adoptions illégales ou le travail des enfants », selon le HCR. S’ajoute à cela, l’absence de signature par l’état libanais de la convention de Genève qui définit le statut de réfugiés, leurs droits et les obligations légales des États envers eux.

Ce n’est pas l’aide internationale qui va permettre d’améliorer la situation. Alors que la crise syrienne entre dans sa huitième année et que les conditions de vies des réfugiés ne cessent de se détériorer, l’aide internationale évolue vers une réduction des fonds. « La fatigue des pays donateurs » – expression utilisée pour expliquer la baisse des aides internationales – va de pair avec des promesses de dons non respectées ou sous-évaluées. Une étude de 2017 de l’UNHCR révèle pourtant que 58 % des ménages syriens au Liban vivent en situation « d’extrême pauvreté », une augmentation de 5 % par rapport à l’année précédente.

Les infrastructures publiques (hôpitaux, écoles, etc.), qui n’étaient déjà pas très efficientes avant la crise syrienne, sont aujourd’hui complètement débordées. « Les quelques familles qui étaient parties avec des économies ne les ont plus maintenant et se sont endettées : il y a un niveau moyen d’endettement des foyers syriens qui est de plus de 1 000 dollars », précise Lucas Wintrebert.

La question du retour des réfugiés en Syrie

C’est dans ce contexte que la question du retour des réfugiés en Syrie s’est imposée au Liban. Le sujet divise le gouvernement, qui exige une accélération des départs, et le HCR, qui s’inquiète des conditions humanitaires et sécuritaires de ces retours. En avril 2018, la représentante au Liban du HCR, Mireille Girard, a été convoquée par le ministre des Affaires étrangères libanais pour avoir « entravé » le retour des réfugiés vers la Syrie.

Dans les faits, l’agence onusienne a seulement indiqué qu’elle n’avait pas été associée à une opération de retour volontaire et a souligné que ces retours ne devaient pas se faire sous la pression des autorités libanaises. Un simple communiqué qui a entraîné le gel des permis de séjour des employés du HCR. L’épisode est aussi révélateur de la manière dont le gouvernement tente de museler les ONG.

À ce jour, nul ne sait comment la situation va évoluer en Syrie. Le régime syrien, avec l’appui militaire de ses alliés russes et iraniens, a repris possession de 60 % du pays. Une forme de redécoupage de la Syrie s’opère désormais sans qu’aucune garantie sécuritaire et humanitaire ne soit assurée pour les candidats au retour. Pour ne rien arranger, un décret dit « loi 10 », entré en vigueur en avril dernier, donne au régime syrien la possibilité d’exproprier les habitants qui ont fui leurs propriétés, sous des conditions assez larges.

Au milieu de ces incertitudes et des atermoiements de la communauté internationale, des milliers d’enfants attendent. Toute cette génération, qui constitue l’avenir de la Syrie, est privée d’éducation décente et les dommages provoqués par des conditions de vie aussi rudes sont encore mal évalués et peu pris en charge. Penser l’après crise syrienne devrait pourtant commencer par là.

Héléna BERKAOUI à Chouaifet (LIBAN)

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