Ce mercredi 12 mars, les funérailles d’un jeune homme décédé après 9 mois de coma à la suite de blessures infligées par les forces de l’ordre, ont provoqué de nouveaux affrontements dans la capitale, Ankara. La flamme de mai et juin dernier n’est pas éteinte, encore moins à deux semaines des élections municipales.

Le jour se couche sur Istanbul. Quelques rares rayons se fraient encore un chemin dans l’épaisse couche de nuages, accompagnant les premiers fêtards qui s’installent déjà dans les bars qui bordent l’immense avenue Istiklal. Au milieu de l’artère, un groupe est assis. A même le sol. A leurs pieds, une immense affiche étrenne des visages. Des visages de prisonniers. Et voilà la trentaine d’étudiants d’entamer des chants, aux forts accents communistes. Les voix se font de plus en plus fortes. Des passants s’arrêtent, prennent des photos, leur glissent un mot de soutien.

Un homme, béret vissé sur la tête et la barbe fournie, sort alors de la foule et se plante face aux manifestants. Il les interpelle. Bien vite, le ton monte. La scène attire les regards, et beaucoup s’arrêtent. Un des étudiants, excédé, se lève et s’apprête à se jeter sur l’homme au béret. Ses amis s’interposent, mais la scène prend une tournure toute singulière. L’homme au béret s’est installé de l’autre coté de l’avenue. Et prend la parole, alors qu’un cercle s’est formé autour de lui. Le verbe facile, il clame ses idées politiques. En face, les étudiants font de même. Symbole de la fracture qui sillonne la Turquie ces derniers mois.

Dans quelques semaines, les élections municipales redessineront la carte politique du pays, d’Istanbul à Gazantiep. D’ici là, la rue vibre. Les tensions sont permanentes. Les cris des manifestants répondent aux sirènes des voitures à l’effigie des candidats, incessantes. Presque chaque soir, les rumeurs de manifestations enflent. Bien souvent, les bataillons de police – armée bardée d’armes, le visage camouflé – dispersent les mouvements encore à l’état embryonnaire.

P1010294P1010294La peur de voir se reproduire le spectacle de l’été dernier. Le théâtre : Taksim déjà, poumon de la vie étudiante stambouliote. Pendant un mois – de la fin mai aux derniers jours du mois de juin – des centaines de milliers d’étudiants, un million peut être, acteurs de leur propre révolution, affrontaient la police. Et le gouvernement islamiste de Reccep Tayyip Erdogan. Pluie de balles et de gaz pour le scénario. 4, 5 peut être 6 morts et des milliers de blessés.

Depuis, la pression était retombée. Un peu. Mais ces dernières semaines, deux évènements. Une loi, d’abord. Pour un contrôle plus strict d’internet, un pas supplémentaire vers l’islamisation du pays et l’autoritarisme du Premier ministre, Erdogan, au pouvoir depuis 2002. Et puis, lui, Erdogan. Empêtré avec son fils dans une affaire de corruption, révélée par des écoutes téléphoniques. Il dément et rejette la faute. Mais ce scandale de trop pourrait faire déborder une coupe déjà bien pleine.

Derniers instants de février. A peine sorti du bus, à Taksim toujours. Face à moi, une dizaine de policiers s’affaire sur le toit du Burger King. Ils redescendent quelques instants plus tard, un homme dans leurs pinces. Il se débat, hurle et chante des slogans politiques. Un deuxième que je n’avait pas vu au premier regard est emmené lui aussi, trainé sur le sol – les jambes amorphes, l’air inerte. Jetés dans une camionnette, sous les regards de quelques caméras, que les policiers s’efforcent d’éloigner. Cette jeunesse, pétrie par des modèles américains dans un pays où Burger King ouvre un fastfood tous les cent mètres, voit son espace de liberté diminuer. Rogné. Chaque jour un peu plus. Hauts les cœurs !

A l’université de Bogazici, la meilleure de Turquie, coincée entre les deux quartiers les plus riches d’Istanbul, je n’ai rencontré aucun étudiant qui n’avait pas pris part aux manifestations monstres de l’été dernier. Et ici, les professeurs tombent les masques. Acteurs de cette révolte eux aussi.

Cours d’anthropologie politique. « Je vous enseignerai la violence que peut exercer le pouvoir et les souffrances qu’elle engendre… Mais je ne vous laisserai pas sur cette note. Le dernier cours sera sur la résistance. » La résistance. Ils en sont sûrs, elle a ses beaux jours devant elle. A écouter les étudiants, la situation pourrait bien prendre des couleurs à l’ukrainienne. Se teinter de rouge, quand le soleil estival plongera la plus grande ville de Turquie dans une moite chaleur.

Pour que, peut être, un nouveau jour se lève sur Istanbul.

Hugo Nazarenko-Sas

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