Le soleil fait s’allonger les silhouettes. Des ombres se dessinent, déjà si tôt, sur les trottoirs. Un filet de lumière éclaire la 125e rue. L’air est frais, presque congelé. Chacun est emmitouflé. Aux arrêts de bus, tout le monde prend le temps d’attendre. Et tout le monde monte, tout le monde s’écrase. Au 215 West, le bâtiment est un bloc. Dans le hall, trois agents de la sécurité préviennent : « Le bureau est exceptionnellement fermé aujourd’hui ».

Il est huit heures. L’heure d’accompagner les gamins à l’école, de courir, d’arriver au travail, tout retourné, évidemment en retard. Il est huit heures huit. L’heure où la vie se met à s’activer. Où les bureaucrates écrasent les pieds des secrétaires, où les agents d’entretien nettoient depuis longtemps déjà. Il est huit heures quinze, dans le hall de ce bâtiment sans vie, une dame dit : « Voilà, mon travail c’est de venir ici, pour chercher du travail ».

Elle enchaîne, dans un joli français, correctement articulé : « Je ne suis pas venue ces trois derniers jours à cause de l’ouragan, et aujourd’hui c’est fermé ». Un peu dépitée. Elle est « professeure ». Elle a « perdu son emploi d’enseignante à l’université », le mois dernier. Elle s’obstine : « Et maintenant, mon travail, c’est de chercher du travail ». Comme elle, cette jeune infirmière à domicile. Comme lui, cet électricien. Comme lui, ce cuisiner. Comme tous les autres, qui vont et viennent.

Le One Stop Career de Harlem (agence Pôle Emploi) a pour mission de trouver du travail à ceux qui n’en n’ont plus. « Moi, j’ai perdu le mien en septembre 2011, j’ai une petite allocation mais ça me dérange de dépendre de ça », dit la demoiselle, infirmière depuis toujours. La professeure commente : « La situation de l’emploi aux Etats-Unis est désastreuse, depuis 2007. Depuis que Bush est parti exactement ». Depuis, la crise fait suer le peuple.

Ernst a quitté Haïti, sa famille, sa patrie. Il a goûté la Floride, neuf ans. Et Harlem, maintenant, depuis trois ans. « Si tu veux payer tes factures, trouve un travail dans la sécurité. Je l’ai fait, j’étais payé 8 dollars par heure, mais je veux exercer mon métier : électricien ». Dans le hall, la professeure lâche la règle : « Maintenant, il faut être flexible, c’est le mot-d’ordre ici. Je suis prof, mais j’accepterai un emploi de caissière s’il le faut ». Pour Craig, un cuisinier en manque de cuisine, il est « normal d’accepter un emploi de plongeur pour payer les factures ». Flexible.

Chercher du travail est un travail minutieux. Le temps n’a pas le droit de paraître long. Il faut s’accrocher, ne jamais s’abattre. Elle dit : « Il faut être motivée, il faut venir ici tous les jours, il faut aller sur www.indeed.com pour les annonces ». Elle dit surtout : « Et quand on trouve, il ne faut jamais lâcher son poste, à moins d’en avoir un autre. C’est vraiment un privilège de travailler ».

Craig n’a pas perdu son sourire. Toujours suspendu à ses lèvres. Il ne compte jamais l’effacer, comme un trésor qu’on garde pour toujours. Il y croit. « Un changement est possible, il faut aller voter, j’irai voter », dit-il, déterminé. Avant d’ajouter : « Se mettre à l’écart empêche d’avancer, pour soi et pour la société ». Cathy contrecarre, le regard plus sombre, les yeux mouillés : « Moi, j’irai pas voter. Démocrate ou républicain, je ne leur fais pas confiance. Je ne vois pas de changement dans les décisions qu’ils prennent ». Cathy va pour s’en aller. Et puis, elle dit : « Mon rêve est d’aller vivre en Inde, en Russie ou à Paris. Il y a tellement de pays plus beaux que celui-ci ». Et puis, elle s’en va.

Par Mehdi Meklat et Badroudine Abdallah

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