L’ESPAGNE EN CRI(SE) III : Des flots de toutes les couleurs portent les revendications des Espagnols : blanc pour l’assurance-maladie universelle, vert pour l’éducation nationale, violet pour l’égalité des chances, noir pour le droit à un salaire digne.

Les revendications des Espagnols portent des noms propres. En effet, la prise de conscience de la population et la médiatisation de ses revendications sont tellement importantes qu’on les distingue aussi par des couleurs. Les manifestants qui parcourent les rues des principales villes se sont habillés selon l’étendard de leurs droits perdus ou menacés : blanc pour la santé, vert pour l’éducation, violet pour l’égalité, noir pour les conditions de travail des fonctionnaires. Cela fait déjà longtemps que les Espagnols ont oublié la « marée rouge » qui a fêté la coupe du monde de football. Désormais, ses rêves brisés, la population lutte pour garantir ses droits les plus élémentaires.

Raison de lutter nº 1 : le flot blanc

Madrid est recouvert d’un blanc manteau, mais ce n’est pas à cause de la neige. Le « flot blanc » a pris les rues de la capitale pour défendre l’assurance-maladie. Parallèlement, le personnel médical de Madrid s’est mis en grève, depuis novembre, contre le « Plan d’action de développement durable du système d’assurance-maladie publique de Madrid », parce qu’il s’agit « d’un changement radical de modèle de santé et, à ce titre, il aurait fallu soumettre la réforme au débat avec les citoyens et les professionnels », selon l’Association des médecins spécialistes de Madrid (AFEM).

Le 27 décembre 2012, une loi votée entraîne un changement de gestion, du public au privé, pour 6 hôpitaux et 27 centres sanitaires (ceux qui permettent l’assistance médicale de base, notamment dans les zones rurales). Elle a été rejetée par tous les partis d’opposition. C’est la dernière bataille perdue dans une guerre contre la privatisation qui a commencé au début des années 2000. Le système avait déjà été implanté en Catalogne ainsi qu’à Valence, où les gouvernements régionaux sont désormais en faillite, en grande partie à cause des dettes médicales contractées avec les entreprises de gestion privée.

L’argument qui permet de justifier la privatisation est simple : épargner. L’assurance-maladie représente en effet 6,25 % du Pib, chiffre très bas par rapport aux services offerts. De plus, le bénéfice n’est pas encore très clair : selon le gouvernement, les dépenses en assistance maladie par citoyen s’élèvent à environ de 600 euros par an. En revanche, du côté des entreprises privées, ses dépenses seraient de 411 euros avec le nouveau système. Toutefois, l’AFEM a présenté un dossier dont la dépense réelle serait de 347 euros. Il faut par ailleurs noter que les hôpitaux privés ne couvriront plus la recherche ni les transplantations.

L’assurance-maladie sous gestion publique efficiente et peu chère devient ainsi une bonne affaire pour les entreprises privées. La prise en charge par trois sociétés a établi un modèle économique des plus dangereux pour le « consommateur patient », désormais devenu un simple client : l’oligopole. Il n’y a pas de libre concurrence dans ce système parfaitement orchestré. La plus puissante de ces trois entreprises, le groupe Capio a enregistré un bénéfice de 673 millions d’euros en 2011. « Environ 75 % de ce chiffre provient des caisses de l’État. Il est le premier fournisseur privé de services de santé publique en Espagne, avec plus de 5 milliards d’euros en concessions et accords avec les administrations publiques. Sa marge bénéficiaire d’exploitation oscille entre 15 % et 20 % », selon le quotidien El País. Elle fait partie du fonds d’investissement américain CVC, qui a pour devise de multiplier par 2,7 le retournement du montant investi.

Raison de lutter nº 2 : le flot vert

DSC_0775Dans les rues espagnoles on peut également observer le « flot vert ». Avec pour devise « l’éducation publique pour tous et toutes », plusieurs milliers de personnes manifestent contre la « loi Wert » (du nom du ministre de l’Éducation) votée en septembre 2012. La lutte a réuni des professeurs d’universités ainsi que des enseignants de l’Éducation nationale, des parents, et surtout, des élèves.

La loi présente un caractère antidémocratique et autoritaire fondamental (aucune consultation de la communauté éducative n’a été faite) puisqu’elle propose un modèle pédagogique sur lequel l’enseignant n’a aucune autorité (les étudiants seront évalués sur des processus normalisés externes). Cette nouvelle loi transforme l’éducation nationale en objet commercialisable, selon le pouvoir d’achat de chacun. Elle transforme également le système en une machine à générer une main-d’œuvre peu chère et docile, sans sens critique et sans connaissance de ses droits. Finalement, les étudiants seront condamnés à être séparés et exclus selon deux principes : les concours et la classe sociale. Cela conduit inévitablement à détruire l’enseignement public, selon la plateforme citoyenne la plus active sur le sujet, Soy Pública (Je suis publique).

Raison de lutter enº 3 : le flot violet

Cela fait déjà un an que le « flot violet » a pris pour la première fois les rues de plusieurs villes contre les coupes budgétaires qui mettent en danger l’égalité des chances, notamment contre la réforme de la législation sur l’avortement. Avant la révision de la loi, les Espagnoles pouvaient avorter librement dans la limite des 14 semaines de grossesse. La loi est encore débattue au Congrès, alors que le ministre de la Justice, Alberto Ruiz Gallardón, défend l’interdiction de l’IVG même si le fœtus a des malformations (actuellement il n’y a pas de limite du temps s’il s’agit d’anomalies très graves). En revanche, des centaines de médecins s’y opposent, en alléguant que la réforme ajouterait de grandes souffrances aux mères, sous prétexte que ce type d’interruption (3 % du total) concerne des grossesses désirées. Si la loi était approuvée, il faudrait que ces femmes partent à l’étranger pour avorter ou prennent le risque sanitaire de le faire dans des cliniques clandestines.

Les coupes des droits et les coupes budgétaires sont dans le même sac pour le ministre de la Justice. Il a également promu la nouvelle loi des taxes judiciaires pour laquelle il faut payer pour des services qui ont toujours été gratuits (comme déclarer des naissances, par exemple). De plus, elle prévoit de fortes hausses des frais des processus judiciaires qui laisseront sans protection devant la justice les secteurs sociaux les plus défavorisés. Les associations des juges ainsi que la population ont montré son refus. Suite à la pression sociale, le ministre a annoncé, à la mi-février, quelques modifications (plus de taxe par exemple pour les personnes qui perdent leur logement), deux mois après que la loi a été adoptée. Malgré ces rectifications, un appel a été déposé devant le tribunal constitutionnel par le gouvernement de l’Andalousie qui considère cette loi « très injuste ».

Raison de lutter nº 4 : le flot noir

Le « flot noir » a rassemblé dans les rues de nombreux fonctionnaires espagnols. Le motif : la réduction des salaires de 20 % en quatre étapes : une diminution des salaires de 5 % en mai 2010 ; une augmentation de la durée du travail de 35 à 37,5 heures par semaine (c’est-à-dire, une réduction salariale de 6,7 %) ainsi que l’augmentation de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPF) de 2% à 3% (commun à tous les Espagnols) ; et la suppression du treizième mois (réduction de 7,14 % du salaire total). Selon le gouvernement, cette coupe budgétaire permettra à l’État de réaliser une économie d’un milliard d’euros.

Raison de lutter nº 5 : le flot sans couleur pour le logement

DSC_0777D’autres flots se sont constitués pour aider les personnes les plus défavorisées, comme par exemple la Plateforme des affectés par les hypothèques (PAH) et le mouvement du 15M (Les Indignés). Leurs revendications sont des revendications bien claires : dation en paiement (opération juridique par laquelle, en paiement de tout ou partie du montant de sa dette, un débiteur cède la propriété d’un bien ou d’un ensemble de biens lui appartenant), arrêter les expulsions forcées et garantir l’accès aux loyers sociaux. Grâce à la pression populaire et à l’assistance juridique, la PAH a permis d’arrêter les processus d’expulsions de 600 familles depuis 2009. En Espagne, il y a environ 5 millions de logements vides.

Cette situation désastreuse a mené plus de 47 000 foyers à perdre leur toit, selon les chiffres du Conseil général du pouvoir judiciaire en juillet 2012. À cause de la dégradation de la situation sociale, aggravée par le chômage et la diminution du pouvoir d’achat, cinq personnes se sont suicidées au cours du dernier trimestre 2012. La pression populaire a obtenu du gouvernement une loi d’urgence qui permet de garder sa maison pendant deux ans pour les personnes ayant des revenus inférieurs à 1 598 euros par mois.

Une initiative législative populaire, soutenue par un million et demi de signatures a été votée au Congrès le 13 février dernier. Il était prévu que tous les partis d’opposition votent en sa faveur. Quelques instants avant le vote, les députés ont été informés du suicide d’un couple de personnes âgées sur le point d’être expulsées de leur logement. Le Parti populaire (droite) a alors consenti alors à soumettre la loi au débat. 

Raison de lutter nº 6 : le flot sans couleur contre les dirigeants politiques 

Le dernier flot de protestation qui envahi les rues ne porte pas encore de couleur. Il s’agit d’un mélange de citoyens contre les dirigeants du gouvernement. Qu’est-ce qui a provoqué ce ras-le-bol général ?, titrait le quotidien madrilène El País, le 31 janvier, qui révélait des comptes du Parti populaire sur lesquels figuraient tous les mouvements d’argent non déclarés aux impôts. Il s’agit surtout de donations – illégales dans 70% des cas, provenant du secteur de la construction pour la plupart – et de paiements frauduleux aux membres du parti.

De plus, selon le quotidien, le président du gouvernement, Mariano Rajoy, aurait reçu 25 200 euros par an, pendant onze ans. Dès les premiers jours qui ont suivi la parution du dossier, des milliers d’espagnols se sont réunis devant le siège du Parti populaire pour demander la démission du président et de ses dirigeants. Plus d’un million de signatures ont été déposées.

Raisons de lutter pour tous : le mélange des flots

Un arc-en-ciel de protestations parcourt l’Espagne, du jamais vu auparavant. Face à cette forte mobilisation, on peut se demander d’où vient cette force au sein de la société civile et quand la population s’est affranchie de la peur entretenue par des années de franquisme. « Avec la crise déjà installée, des facteurs tels que la hausse du chômage, l’incapacité à faire face à la dette et la réduction de la protection sociale par l’État a conduit une grande partie de la population à rejoindre les rangs de la précarité et de l’exclusion. Toutefois, cette nouvelle population en difficulté se caractérise plus par un manque de revenus et d’emploi, que par le manque de participation sociale. Elle ne partage plus avec l’ancienne population en exclusion cet apparent manque de défense et canalise les dangereux conflits sociaux grâce à une résistance inhabituelle à refuser la perte des droits sociaux qui minent les principes de l’État providence : les retraites, l’éducation, la santé, l’emploi, logement, la protection juridictionnelle effective, les prestations sociales… » (Violeta Assiego, El País, 11 decembre 2012).

Au début de l’année 2012, le journal Público relatait la grande et multicolore manifestation qui inondait Madrid « La marée verte du secteur de l’éducation a été mélangé avec le blanc des professionnels de la santé. En fait, il y avait autant de teintes que de services publics : fonctionnaires de la justice, pompiers, travailleurs du métro, gardes forestiers… Des dizaines de milliers de personnes ont envahi les rues de la capitale pour exiger la fin de coupes sociales, (…) sous le thème :  » Le public est à tous ! Pas de coupes budgétaires » ».

Aujourd’hui, ces flots portent des couleurs toujours aussi vives. On peut rejoindre des manifestations partout, chaque semaine. L’une des dernières en lisse s’est tenue le 23 février (en souvenir du 23 février 1981 où un coup d’État a tenté de faire basculer la démocratie naissante) et a réuni toutes les luttes : plusieurs milliers de personnes revendiquant un putsch social et économique. Certains ne parlent déjà plus de « flots » mais de « tsunamis »…

Beatriz Alonzo

Photos : María Alonso

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