Dans les locaux de WDR à Cologne, Helga Schmidt, rédactrice en chef adjointe, présente la nouvelle newsroom de la chaîne publique du Länder Rhénanie du Nord Westphalie, plus grande radio de l’ouest allemand. Financé par redevance obligatoire payée par la population, le média a récemment fait un effort de renouvellement de ses programmes, notamment pour attirer une jeunesse qui désinvestit les médias traditionnels. La nouvelle structure présente des chaînes aux contenus mêlant divertissement et information, investissement dans les réseaux sociaux… « On entendait les jeunes se référer à Internet pour s’informer, en disant « Youtube dit que »… Alors que ces lieux ne sont pas des sources, mais des plateformes. Il fallait changer notre stratégie, » affirme Helga Schmidt. Un renouvellement qui s’inscrit aussi dans un effort de la chaîne pour regagner la confiance d’un public devenu méfiant depuis la crise des réfugiés en 2015. 

Une crise qui a marqué un tournant dans le rapport des Allemands à l’information. La politique d’ouverture des frontières d’Angela Merkel a permis l’arrivée de 10 000 migrants par jour sur le territoire allemand, via la frontière autrichienne. Au total, 800 000 migrants sont arrivés en Allemagne en 2015. En parallèle, un élan de mobilisation sans précédent pour les migrants s’est organisé du côté de la société civile, mais aussi des médias, traditionnellement de gauche depuis l’après-guerre, précise Marcus Nicolini, directeur en chef du département journalistique de la Konrad Adenauer Stiftung, fondation indépendante associée à la CDU. Helga Schmidt explique aussi qu’une « grande solidarité » a eu lieu parmi les populations et les journalistes. 

Helga Schmidt dans les locaux de WDR avec les reporters du Bondy Blog

Il y a eu un grand manque de recul de la part des rédactions allemandes

La couverture médiatique de certains grands quotidiens nationaux s’avère cependant problématique : Helga Schmidt indique qu’« il y a eu un grand manque de recul de la part des rédactions allemandes. » Elle explique que le fait que la majorité de la presse allemande soutienne massivement l’accueil des réfugiés, en omettant les points négatifs, a rendu la population allemande sceptique sur la question migratoire. En effet, si les premiers mouvements migratoires ont été accueillis positivement par la population, une fois l’euphorie des premiers temps retombée, la population a pris conscience de faits que les médias ne mettaient pas en évidence. L’arrivée des réfugiés a en effet posé des défis, notamment dans le Länder de la Rhénanie du Nord Westphalie, où ils sont arrivés en nombre : logement, emploi, éducation… 

En Allemagne, historiquement, la défiance envers les médias a été toujours vive, en particulier à l’est du pays, les médias de la République Démocratique d’Allemagne (RDA) étant sous contrôle de l’Etat, explique Isabelle Bourgeois, chercheuse au Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine dans son ouvrage Allemagne, les chemins de l’unité. La censure et la propagande du régime caractérisaient le contenu de l’information est-allemande, malgré l’article 27 alinéa 1 de la Constitution de la RDA qui disposait que « tout citoyen de la République démocratique allemande a le droit d’exprimer librement et publiquement son opinion dans la conformité aux principes de la présente Constitution ». L’article érige la liberté d’expression en principe fondamental, mais en pratique, les journalistes, considérés comme des membres du parti socialiste, étaient formés par l’Etat. La réunification du 3 octobre 1990 a provoqué la fermeture de nombreux médias est-allemands, au profit de médias ouest-allemands de la République Fédérale d’Allemagne (RFA). Les habitants de l’ex-RDA accordent alors davantage confiance aux médias de la RFA, qui offraient une pluralité et une partialité que les est-allemands n’y trouvaient pas auparavant.

Marcus Nicolini, directeur en chef du département journalistique de la Konrad Adenauer Stiftung, lors d’une rencontre à Cologne avec les reporters du Bondy Blog

Après l’année 2015, beaucoup d’Allemands ont reproché aux médias de faire une couverture trop politiquement correcte, et considéraient que « la vérité ne se trouvait que sur Facebook », affirme Marcus Nicolini. Autre reproche : un intérêt présumé des journalistes pour le sensationnel qui négligeait les préoccupations quotidiennes des habitants. « On a considéré aussi que les médias étaient sous influence, étaient plus de gauche que de droite, et ne se préoccupaient pas assez des problèmes concrets de la population, comme la présence de loups dans les forêts« . Par exemple, après le crash de l’avion de Germanwings en 2015, la population a reproché aux journalistes d’être venus poser leurs questions puis d’être partis sans s’adresser à elle, explique-t-il. 

Ce positionnement du public, et un sentiment d’insécurité croissant, ont marqué une montée de la défiance des Allemands envers les médias traditionnels, en particulier à l’est du pays. Surtout après le soir de la Saint Sylvestre de 2015, à Cologne, où près de mille femmes ont indiqué avoir été victimes d’agressions sexuelles. Peu après, les principaux accusés ont été des demandeurs d’asiles et autres personnes d’origine immigrée. L’affaire retentissante a provoqué un tollé dans l’opinion publique allemande, qui a accusé les médias d’avoir minimisé les faits. Nicole Trum, responsable du service presse à la mairie de Cologne, estime toutefois que  « ce qui s’est passé ce soir-là n’est propre ni à Cologne, ni aux migrants. La drogue et l’alcool ont générés ces débordements. Cela aurait pu arriver dans une autre grande ville d’Europe, un soir de fête alcoolisée. »

On peut donc considérer que cette nuit a été le déclic marquant une rupture entre la presse et la population

Selon Marcus Nicolini, l’AFD a su profiter de la situation : « L’instrumentalisation des médias par l’AFD, à la suite de cet évènement, s’est révélée flagrante, » indique-t-il. «L’AFD a accusé les médias d’avoir protégé les migrants coupables de ces actes, ce qui a généré une hausse de l’hostilité envers la presse allemande, en plus d’une hostilité envers réfugiés. On peut donc considérer que cette nuit a été le déclic marquant une rupture entre la presse et la population, » estime-t-il. 

Autre problème en Allemagne : les attaques personnelles lancées par les politiques contre les journalistes, qui peuvent être lourdes de conséquences, explique Helga Schmidt. Un phénomène récemment illustré aux Etats-Unis, où à la mi-novembre 2018, le journaliste américain de la CNN Jim Accosta s’est vu retirer son accréditation à la Maison Blanche suite à des questions que le président Donald Trump n’aurait pas appréciées. Selon Helga Schmidt, cette tactique politique d’attaque personnelle et d’isolement des journalistes commence aussi à se développer outre-Rhin. Elle confie qu’à la WDR, « les débats sont intenses entre journalistes » pour essayer de trouver des solutions à ces attaques.

Du côté des étudiants, le métier de journaliste n’attire plus autant qu’autrefois, indique Markus Nicolini, qui estime que les causes de ce manque d’attrait pour le journalisme sont à rechercher dans les risques liés au métier : journalistes emprisonnés, assassinés.. Denis Yücel en est un exemple célèbre : ce correspondant du quotidien allemand Die Welt est emprisonné depuis février 2017 en Turquie. Né en Allemagne de parents turcs, le reporter binational de 44 ans a été mis en examen pour «  propagande terroriste » et «  incitation à la haine », et est régulièrement qualifié par Erdogan d’espion et de criminel. Pour réduire les risques qui pèsent sur leurs reporters, les médias allemands ont mis en place des filets de sécurité : la Deutsche Welle – équivalent de RFI en France – protège l’anonymat de ces journalistes correspondants à l’étranger, nous explique à Bonn Sandrine Blanchard, journaliste française du service radio Afrique francophone du média.

Pour faire remonter le degré de confiance du public, des plateformes de vérification de l’information ont été établie, suivant le même modèle que les Décodeurs du quotidien français Le Monde et de Cheknews chez Libération en France. Objectif : lutter contre les fausses informations. Les deux plus grandes chaînes de télévision allemande, l’ARD et la ZDF, ont créé une plateforme commune, Faktenfinder, qui repère les fake news et les « trolls », personnes diffusant des messages dans le but de générer artificiellement des controverses. Helga Schmidt précise aussi qu’à la WDR, les spectateurs ayant repéré de fausses informations ont la possibilité de déposer une plainte.

Aujourd’hui, la confiance du public remonte : selon une étude publiée en janvier 2018 par l’université Johannes Gutenberg Mainz, 17% des Allemands affirment ne pas avoir confiance dans les médias, contre 19% en 2015, tandis que 42% disent avoir confiance (contre 28% en 2015) et 41% sont indécis (contre 53% en 2015).  Pour regagner la confiance du public, Marcus Nicolini explique l’importance de la formation des journalistes. Parmi les acteurs y contribuant, la fondation Adenauer oeuvre à leur apprendre à « représenter les faits vrais », affirme-t-il, sans dramatiser ni chercher à susciter à l’excès l’émotion chez le lecteur. La fondation permet à 3000 étudiants de bénéficier d’une bourse, 120 d’entre eux se formant au journalisme. Isabella Johan, journaliste à Westfallen Blatt, Cosima Gill, journaliste à WDR et Friedrike Mueller, journaliste à Deutsche Welle et WDR, sont trois d’entre elles. Nino Galetti, directeur du bureau parisien de la fondation Adenauer, le rappelle : « le  journalisme est essentiel à la démocratie. »

Soraya BOUBAYA, Mohamed ERRAMI, Audrey PRONESTI, Félix MUBENGA, Amine HABERT, Sarah SMAIL

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