Donner de la voix aux inaudibles. Telle est l’ambition du cinéaste Adnane Tragha, qui a grandi dans un quartier d’Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. Ces personnes invisibles, on les retrouve dans son film « 600 euros » où le réalisateur dépeint le portrait d’un déçu de la politique. Rencontre.

« À la Cité du cinéma tu as l’impression de ne pas exister, d’être face à des géants. Là c’est plus petit mais l’échelle est plus humaine, et je ne fais que les projets que j’ai envie de faire. Je ne ferai plus rien par contrainte ». Adnane Tragha a eu un bureau à la Cité du Cinéma de Saint-Denis. Pendant sept ans, il a flirté avec les grands de ce monde parce que Luc Besson avait flashé sur une de ses web-séries qu’il avait bricolée dans son salon avec deux amis puis postée sur MySpace. C’était « Passe Passe Le Mic’ ».

Comme prévu, Adnane rencontre Luc. « Deux jours après, il nous propose de monter une boîte avec lui. C’est comme ça qu’on se retrouve associés à EuropaCorp dans PassPassLaCam Prod ». L’idée de Besson : lâcher Internet et vendre la série à la télé, au Grand Journal de Canal+. C’était en 2008.

Faire des films qui causent

Les années passent, mais rien ne se passe. « Besson avait envie mais derrière ça ne suivait pas, alors j’en ai eu marre ». Adnane Tragha reconnaît ne pas avoir insisté : « Je ne suis pas un lèche-bottes, se défend-il. En fait je suis trop intégriste dans ma manière de travailler, donc c’est soit tu prends, soit tu ne prends pas« . Ça ne prenait pas. Alors en 2012, Adnane commence à tourner son premier long-métrage, « 600 euros » (sorti le 8 juin 2016). Le film se déroule pendant les élections présidentielles. « J’ai eu l’idée en février, donc pas le temps d’écrire un scénar’, pas le temps de faire des demandes de financement. Fallait y aller. Je suis parti avec trois pages, trois potes comédiens, et on a écrit le film en le tournant ».

En 2015, quand le tournage de « 600 euros » touche à sa fin, le dossier Cité du Cinéma n’a toujours pas avancé. Huit ans après s’y être installé donc, le cinéaste quitte son bureau de Saint-Denis et retourne chez lui, à Ivry. Plus de décors pré-fabriqués, plus de maquilleuse et d’assistant réalisateur, plus de budget, mais Adnane a l’habitude. Il monte alors sa nouvelle boîte de production, Les Films Qui Causent, et en juin, « 600 euros » sort en salles.

« A la télé et ailleurs, je ne reconnais pas ma banlieue »

Alors oui, le réalisateur et son équipe étaient là bien avant Studio Bagel et les autres Youtubers. Oui, sur le web, ils auraient pu être de ceux qui allaient ouvrir la marche et, s’ils avaient écouté les conseils du directeur des programmes humour de M6, leurs épisodes auraient même pu passer à la télé. Mais ce n’était pas l’idée. « Quand j’ai eu envie de faire des films, c’était d’abord pour montrer autre chose que ce qu’on montrait des quartiers populaires, des Noirs et des Arabes. Finalement, si ça avait marché avec Besson et qu’on avait fait que de la grosse comédie, je pense que je l’aurai mal vécu ».

De parents marocains, Adnane Tragha est né à Ivry il y a 41 ans, y a grandi, y vit toujours, et son combat n’a pas changé. « À la télé et ailleurs, je ne reconnais pas ma banlieue. Ivry, c’est une ville où ça se mélange. On a un théâtre, une salle de concert, une bibliothèque, un cinéma municipal. La banlieue de Bernard de La Villardière, ce n’est pas la banlieue que je connais ». À banlieue, Adnane préfère d’ailleurs parler de quartier populaire, « parce que tu en as aussi à Paris, tu en as partout ! ».

Sur l’émission « Dossier Tabou » diffusée sur M6 mercredi 28 septembre, consacrée à l’islam en France : « Quand je vois ça, je me dis ‘merde, on est encore loin’. Moi je suis musulman et j’ai envie de donner une autre image de ma communauté, de là où je vis ». La réflexion est la même lorsqu’il sort de la projection du film Divines : « Génial, ultra bien réalisé, super, mais catastrophique dans le fond, regrette-il. Non pas que je veuille à tout prix positiver, mais je veux donner une autre réalité ».

Une lutte acharnée contre les préjugés

Adnane Tragha a toujours travaillé à briser les stéréotypes et les clichés. Avant de se lancer dans le cinéma, il a été  professeur des écoles, notamment à Aubervilliers. Il se souvient de livres qu’il lisait à ses élèves : « Il y en avait un, c’était l’histoire d’un Turc qui était pirate et qui venait kidnapper des enfants. Il avait de longues dents ». Et puis un autre, dans la veine de Kirikou, « un livre montrait un petit garçon noir, toujours à poil, même dehors. Il n’y avait pas une voiture sur les dessins, pas de ville ». S’en suivait des débats avec la classe : « Alors, c’est comment l’Afrique ? » Réponse des élèves : « C’est la brousse ! »

« Quand j’étais plus jeune, un livre pour moi, ça symbolisait la vérité ». Le temps faisant son effet, dans ses classes, Adnane a fini par apprendre à ses élèves à ne pas croire tout ce qu’ils lisaient dans les livres. « Je travaillais avec eux sur les représentations, sur leur esprit critique. J’essayais d’en faire des citoyens ». Adnane le réalisateur, l’animateur d’ateliers d’écriture et l’ancien professeur est persuadé que « les jeunes s’identifient à ce qu’ils voient dans les médias, dans les livres, assure-t-il. Il y a donc urgence à donner d’autres modèles ». Résultat, dans son film « 600 euros », on est loin, très loin, des préjugés : « Le renoi, (Youssef Diawara, ndlr) il est libraire », l’abstentionniste est un homme politisé, l’électeur FN n’est pas seulement facho, et « l’étranger qui n’a pas le droit de vote n’est pas un blédard qui ne parle pas français ». Ce dernier personnage est une référence à son père. « À 83 ans, il n’a jamais pu voter mais va encore manifester. Il est mille fois plus politisé que pleins d’autres Français ».

Donner la parole à ceux qu’on ne voit plus

« La France aujourd’hui, c’est une France multiculturelle. Sans le vouloir, j’ai fait un film sur le vivre-ensemble, sur les gens qui se rassemblent alors qu’ils sont différents », se rend-t-il compte. Adnane Tragha parle de toutes ces voix que les médias portent et supportent, « ceux qui parlent d’une France qui n’existe pas, qui n’existe plus ». Il poursuit : « j’ai envie de montrer la France actuelle ».

Le cinéaste se rappelle de ses années de fac à Tolbiac (13e arrondissement de Paris), bac S en poche. Il ne savait pas quoi choisir : droit ou économie ? Il visite alors les locaux de différentes universités et finit par choisir Paris 1 : « Il y avait l’air d’avoir plus d’ambiance à Tolbiac, c’étaient tous des baba cool ! ». Il étudie alors avec cinq amis de Vitry et d’Ivry en licence d’éco, « des vrais banlieusards comme moi, Noirs et Arabes », raconte-t-il. Il y a passé ses meilleures années. Puis il s’interrompt, sérieux : « Il y a beaucoup des jeunes de cités qui passent le bac et qui font des études. Mais personne n’en parle ». Casser les clichés, vous dit-on. En cours, le jeune Adnane était de ceux qui avait envie de parler aux « autres », « ceux qu’on appelait les bouffons, les bourgeois, ceux qui n’étaient pas comme nous quoi ». Et aujourd’hui il reconnaît avoir changé au contact de personnes différentes de lui : « La fac et le fait de rencontrer d’autres gens qui ne sont pas forcément comme toi, c’est ce qui m’a ouvert et ce qui a fait ce que je suis aujourd’hui ».

Faire réfléchir

Adlène Chénine, ami du réalisateur depuis le lycée et actuellement éducateur spécialisé en foyer maternel, joue le rôle principal dans « 600 euros », celui de Marco, un déçu de la politique qui tourne peu à peu le dos à la société. « Vu la précarité dans laquelle vivent les trois quarts de la France, à base de RSA, de loyers qui explosent et de problèmes vitaux le vivre ensemble passe clairement au deuxième voire au troisième plan », reconnaît Adlène Chénine. Ce dernier dit lui aussi vouloir « toucher les moins touchables, celui qui vote FN et celui qui fume quinze joint par jour en bas de sa tour », avant de reprendre, réaliste : « Mais tout cela demande une mobilisation de dingue, passer par des SMJ (service municipale de la jeunesse), des maisons de retraites, des antennes jeunes… C’est un travail de longue haleine, qui doit être soutenu par nos chers politiques ».

Avant le tournage de son prochain film (« un autre film sur le vivre ensemble… mais pendant les attentats »), Adnane Tragha va emmener « 600 euros » faire un tour de France, en tentant de rassembler les jeunes autour de projections-débats. Vingt dates et vingt villes où le réalisateur va amener son public à réfléchir, à « parler du sens du vote, de la montée des extrêmes et de l’abstention », explique-t-il. « Très peu de jeunes sont allés voir le film », diffusé par ailleurs dans un réseau restreint d’Art et d’Essai. « J’idéalisais la salle de ciné, je voulais que les jeunes aillent en salles. Mais en fait, je réalise qu’il faut amener le film à eux ».

Alice BABIN

Photo : Medi Musso

Dernière séance de « 600 euros » au Luxy d’Ivry, ce samedi 15 octobre, suivi d’un débat avec l’équipe

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