Kaaris aurait pu ne rester qu’une silhouette imposante suintant le rap hardcore et maniant un verbe acerbe, un vers qui a le diable au corps. Une carrure de 100 kilos d’ambition et de détermination qui a fini par faire ses preuves. Portrait.

33 ans, dont treize de rap. Si Kaaris était superstitieux, il aurait pu voir ce nombre comme un signe un peu divin de toutes ces années de galère. Un peu. Les punchlines de Kaaris auraient pu être des clichés de Helmut Newton : une description de la réalité brute et mise à nue, du noir et blanc, comme son clip Zoo dans lequel sans aucune peine, il te « nique ta race. » Les clichés d’une réalité froide, portée par un côté un peu mauvais garçon, beaucoup provocateur qu’ont en commun les deux artistes.

En arrière-plan, aucune envie de plaire, surtout pas l’envie de séduire. Un instantané cru et cruellement cul. Parce que le cru peut-être élégant quand il a le mérite de l’honnêteté. Lorsque K-double A confesse ne pas particulièrement passer un bon moment en interview et que je lui demande ce qu’est pour lui un bon moment, il me répond le plus sérieusement du monde : « C’est quoi un bon moment ? Si je suis en train de baiser je jouis et que je crache, ouais, on peut parler d’un bon moment mais là nan. » Les âmes sensibles s’en offusqueront. La messe est dite pour celui qui rappait « avoir avalé l’hostie de travers ». La cohérence avec soi-même est une qualité assez rare dans ce milieu pour être signalée. Kaaris est un artiste rare, donc. Et comme tout ce qui est rare est précieux, il faut parfois du temps, et du flair, pour être mis en lumière et ne plus être qu’un Goliath de 100 kilos qui a le diable au corps.

Kaaris, aka Talsadoum, aka K Double A, aka Double Rotor, aka Chiaka, aka Chaka Zoulou aka Pablito est un artiste sur lequel on a beaucoup écrit. Sur lequel on a beaucoup jasé. Un personnage intriguant. Mais qui est ce rappeur qui a bousculé les codes du rap en seize rafales mitraillées sur Kalash de Booba et qui a fait taire les détracteurs de celui qu’on disait incapable de révéler un artiste, avec la médiatisation qu’on lui connaît ? Sur celui « qui m’as mis en lumière, dit-il, Booba est un mec qui a de la force à donner. Il m’a appris à pécher le poisson là où aucun autre mec dans le rap n’a su le faireOn ne m’a quasiment jamais appelé pour aucune mixtape sauf pour Street Lourd 2 mais j’ai fait huit mesures et les petits couplets, c’est pas pour moi. Avant ça, y avait bien eu Niroshima 1 et 2, une mixtape de Poska à l’ancienne mais c’était en 99-2000, donc c’est pour te dire, on ne m’a jamais appelé, pourtant les mixtapes dans le rap, c’est pas ce qu’il manque. »

Il explique aussi que les rares fois où il a posé ses couplets, ils sont vite passés à la trappe : « J’étais là, j’ai posé avec des rappeurs, mais ils ont retiré mes couplets parce que je les ai brûlés ». Il s’arrête, réfléchis, et répète : « Ils ont retiré mes couplets et on ne m’a jamais rien proposé jusqu’à ce que Mehdi m’appelle. Au bout de treize piges je suis en train de les brûler maintenant ».

Brûler vifs les sorciers sur le bûcher et entrer en Therapy pour trouver le succès mérité. Car Mehdi, c’est Therapy, le point commun entre Booba et lui, le beatmaker à la tête du label du même nom, l’écurie dont Kaaris est le pur-sang, le seul et unique. Cheval cabré sous le capot, l’étalon noir dira de lui qu’il est sa plus belle rencontre. D’ailleurs, il ne parle jamais de lui à la première personne, il dit toujours « nous », « on ». Non pas par reconnaissance mais parce qu’il sait bien que sans son équipe, il n’en serait pas là.

On a tendance à croire que Kaaris est bien plus qu’un rappeur. Il a cette intelligence qui fait écho à la brutalité pertinente de ses textes, quitte à choquer. On le voit se laver les mains à la vodka dans son clip Zoo. Le public crie au scandale, l’accuse de salir l’image de l’Islam en interprétant ce geste comme une insulte aux ablutions religieuses. Pourtant, le gamin de Sevran qui ne révisait pas beaucoup mais percutait vite, au front marqué par l’inclination au sol due aux cinq prières quotidiennes, à la barbe grainée et parfaitement taillée, est un homme qui a l’humilité de ceux qui ont attendu « très très très longtemps » avant de connaître la reconnaissance.

Est-on prédestiné à écrire des textes qui tutoient la mort en permanence lorsque sa naissance fait écho à la disparition brutale de son propre père ? Il nait à Abidjan, passe ses toutes jeunes années là-bas et voit Sevran, son fief, sa ville qu’il revendique à travers tous ses textes, lui offrir l’asile. Il a 7 ans. C’est sa mère qui élèvera ses huit enfants, « elle nous a éduqués comme elle a pu et j’ai été aimé même si on n’avait pas tout ce qu’on voulait … j’étais souvent dehors ». Et lorsqu’il n’était pas dehors, il était à l’école, gamin intelligent mais pas passionné même si, à l’époque « je maniais déjà la langue de ce fils de pute de Molière. »

Soit. Mais Kaaris partage un autre point commun avec Jean-Baptiste Poquelin : l’amour de la langue, qu’il aime manier au sens propre, et sale comme au figuré. « J’écris toujours dans un souci de perfection. J’essaie de faire en sorte d’être bien compris, déjà qu’on fait du rap et qu’on nous prend pour des idiots. J’aime bien imager mes punchlines et j’aime que l’image soit belle… J’aime bien les images. »

Fraîche candeur. Une candeur de gosse qu’on retrouvera dans sa capacité à nous raconter le synopsis de son Tarantino préféré. Tout en nuances : « Je te raconte le speech ? C’est un cascadeur, il a une voiture, sa place à lui, elle est équipée. Il accoste des filles, il les fait monter dans sa voiture et il fait des accidents avec sa caisse… Les meufs, il les explosent à côté de lui, il les voit en direct parce que lui, il est protégé, il les explose, il fait ça à plein plein plein de meufs, y a des meufs qui crament, et celles qui crament pas elles créent un club et elles le butent …

Elles créent un club et elles le butent. Mais nul besoin de club à Kaaris pour pulvériser tout les records. Le loup de la street qui a relégué Le loup de Wall Street et son record de 506 fuck au rang de prêche d’une messe luthérienne d’une église de Sarcelles, explose les compteurs en quarante minutes d’interview. Ses ventes d’albums en quelques semaines. Le niveau des punch’ en quelques seize mesures.

Comme du Scorsese, il y a de la grandeur, de la décadence, du mal, pas de bien, du sexe, de la violence et du machisme en K2A. Et comme du Scrosese, c’est trash et c’est bon. Nul doute que ce Raging Bull de Kaaris n’a rien d’un Infiltré.

Hadjila Moualek et Hugo Nazarenko-Sas

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