Gare du Nord, Voie 9. Le Thalys 9410 qui vient de Bruxelles Midi est prévu à l’heure. Une dizaine de chauffeurs de taxi G7 attendent un voyageur, un client. Certains ont une pancarte à la main, d’autre une tablette avec un nom inscrit en gros. Il est 9h30. Trois policiers s’avancent sur le quai, le nez vers Bruxelles et les mains dans les poches. Un « temporary security area » a été mis en place sur la zone des Thalys. Ce matin-là, Salah Abdeslam était encore introuvable. La veille, un assaut avait éclaté dans une commune sud de la capitale belge. L’aéroport Zaventem, lui, était encore entier.
La voilà. Sans les avoir jamais vu, on reconnait les yeux de Nicole Van de Ven qui avancent. Ces mêmes yeux qui photographièrent pendant les années 60 Israël, le Liban, la Syrie, l’Iran, et qui exposèrent au centre culturel de Bruges quelques jours avant les attentats belges. Son sourire est d’une douceur criante. « Jusqu’à ce que l’organisateur de l’exposition vienne me dénicher, explique Nicole Van De Ven, pour moi, j’avais toujours mené une existence tout à fait normale. »
Elle poursuit : « Je ne mesurais pas à quel point ce que j’ai fait ne serait certainement plus réalisable aujourd’hui. » Elle l’a dit. Moment de rupture. Silence. Mais l’entretien doit continuer, il commence juste. Comment et pourquoi Nicole Van De Ven en est venue à exposer une dizaine de photos et d’articles retraçant, plus qu’un voyage, sa vie ? Cap sur 2018, à la prochaine Triennale de Bruges. Déjà donc, cette rencontre est hors du temps.
C’est l’organisateur de la Triennale lui-même qui la contacta. Elle raconte : « Il vient chez moi, regarde mes photos », écoute mon histoire. Puis s’esclaffe, tapant sur ses genoux : « De Bruges au golfe persique ? En dix jours ? Il faut mettre ça dans notre époque. » Comprendre : il faut faire un pont. Peu importe les photos finalement ; il souhaitait faire parler de ces pays autrement. On peut dire que ce monsieur a eu du flair.
« Ma fille, elle, elle fera ce qu’elle voudra »
Nicole Van De Ven commande un café, avec du lait. « Une noisette ? » demande le serveur. Oui ça doit être ça, une noisette. Elle fait confiance au jeune homme.
Nicole ne dit jamais « étranger », parle à peine d’« identité ». Une fois elle évoque sa « nationalité » mais c’est pour parler d’Europe. Elle dit « monde », « gens », elle voit grand et son rapport à l’autre dépasse toutes les frontières et les systèmes de valeurs que l’histoire a construit. Sa vie est une réserve d’espoir, tracée d’une voie, qui peu importe par où elle passe et avec qui, Nicole va. Depuis toujours. Depuis un livre que lui offre sa marraine lorsqu’elle est enfant, « un beau livre illustré où on voyait le roi David, Goliath, Moïse… et un grand fleuve ».
C’était la Bible, mais peu importe. Depuis les livres de son grand-père aussi. Les explorations de l’Afrique saharienne par Sarvognan de Brazza. « Il traversait le désert, pieds nus dans des sandales ! ». Elle rit. Et enfin depuis son père, artiste peintre frustré par l’école militaire, puis la guerre. Il s’essouffla, courant les musées, et répétant : « Ma fille, elle, elle fera ce qu’elle voudra ».
1960. Nicole a 22 ans, 100 dollars et un diplôme des beaux arts en poche. « Où pouvais-je aller ? ». En Israël, où une amie à elle venait de se marier. Elle se souvient de tout, c’était en février et il neigeait sur Venise. Impossible par contre de savoir ce qu’elle avait mit dans sa valise. Peut-être rien. De Bruges, le train l’emmène à Venise, puis un bateau la conduit à Haïfa, « par le canal de Corinthe ».
« On était encore très près de la guerre, raconte-t-elle. Lorsque les voyageurs arrivaient, ils descendaient, s’agenouillaient, et baisaient la terre ». Très vite, les poches se vident et Nicole s’en va ramasser des cailloux dans le désert pour le jardin d’un kibboutz. « Avec une carriole, tirée par un mulet. J’étais bien ». Elle rencontre le beau-fils de Golda Meir, l’autre « dame de fer », et « un monsieur connu de la Place Vendôme », qui lui dit : « Dans un kibboutz, on ne se dispute pas sur l’héritage. Il n’y a pas d’argent. On est aimé pour qui on est ». C’était le père des bijoutiers Boucheron.
Chaque jour, Nicole écrit dans son journal, chaque semaine, elle écrit à ses parents
« C’était facile à l’époque Alice ». Cette phrase sonne et résonne plus fort que celle de ma grand-mère, pourtant c’est la même. Elle sonne aussi plus triste. Plus sombre. Parce que Nicole Van De Ven est allée là où nous avons peur d’aller aujourd’hui, et qu’elle est tombée amoureuse des paysages, des Hommes -mais surtout des femmes- que l’on refuse aujourd’hui. Qui attendent comme des bêtes, derrière des barbelés et des lignes imaginées. « Tout cela serait impossible aujourd’hui. Et ça me fait mal » dit-elle. « Ca me fait mal d’entendre mes contemporains et leur « Oui mais on ne peut quand même pas recevoir toute la misère du monde » ». Parfois Nicole s’énerve et la douceur s’en va : « Où est le cœur de l’Europe ? L’Europe nous fait honte ! »
Lorsqu’elle rentre en Belgique, six mois plus tard, Nicole pleure sans cesse. Elle essaye de travailler, dans la vente et les études de marché, mais rien n’y fait. « Alors ma mère m’a dit retournes-y ». Rebelote. En bus, Nicole part de Bruxelles, passe par Salsbourg, la Yougoslavie de Tito, la Bulgarie, la Turquie, « Istanbul… une merveille ». Puis Ankara, Erzurum, Tabriz, Beyrouth et Téhéran. « J’allais droit devant » explique-t-elle. À Beyrouth elle joue la carte ingénieur, école d’Art, et dessine pendant plus d’un an des cartes routières. Elle en garde un complexe : « Il fallait faire des beaux chiffres et le patron n’était jamais content de mes 8. » Elle l’entend encore lui dire : « Nicole, un zéro en dessous et un zéro au dessus ! ». En Iran, elle entre au journal de Téhéran comme correctrice, puis devient journaliste.
1962-63, Nicole voyage en Syrie. Elle laisse échapper un « Oh, Palmyre… ». Elle parle de « ces abrutis qui dynamitent ». Elle dit que ça lui fait mal. Mais ses yeux bleus brillent toujours. Sur son chemin, elle raconte avoir rencontré plusieurs personnes, produits type du tourisme de masse. « Ils achetaient un carré de soleil et se plaignaient au bout de trois jours de ne pas avoir de steak frites ». Elle n’a jamais comprit ce qu’ils faisaient là. Elle récite un dicton, en flamand : Met de hoed in de hand, Komt men door het gansche land. Ca veut dire : C’est le chapeau à la main, que l’on traverse un pays. Une manière de bien se tenir.
Les attentats ne la surprennent pas, elle dit que nous avons fait plein d’erreurs. « Surtout à Molenbeeck ». Elle parle de Philippe Moureaux, l’ancien bourgmestre de la ville, restée plus de vingt ans au pouvoir : « Il n’a rien géré ».
Aujourd’hui, Nicole Van De Ven a honte. Honte de l’étroitesse de l’esprit humain, de la victoire de la peur, et de l’Europe, « qui ne s’est construit que sur la longueur des carottes et le poids des tomates ». Elle rentre en Belgique en 1973 ; mais elle n’est jamais vraiment rentrée. Le soir, quand elle n’arrive pas à dormir, elle part se balader dans un de ses paysages photographiés.
Texte : Alice Babin / Photo : Julien Autier

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