« Existe-t-il des Français enfants d’Africains capables de dire sans hésiter « je suis français » sans la moindre réserve, sans un léger tremblement de l’âme, ce court moment où l’on attend d’être contredit, ou au moins questionné ? » Voilà une interrogation posée par Elisa Diallo dans Fille de France, son dernier livre. Il ne s’agit pas d’une maladresse langagière ou d’une quelconque provocation. Il s’agit ici d’un récit singulier et pluriel à la fois, elle, la romancière née d’un père guinéen musulman et d’une mère française catholique. Dans son œuvre, Elisa Diallo examine son ressenti en tant que Française et le regard de l’autre sur cette francité forcément douteuse, elle qui souhaitait ne plus se sentir une fille mal-aimée de la France. Alors, pour ne plus avoir à subir ce doute, ce « tremblement de l’âme », Elisa est devenue allemande.

Mariée avec un Allemand avec lequel elle a eu trois enfants, Elisa Diallo vit à Manheim, où elle se sent bien, et travaille à Francfort, comme responsable juridique dans une grande maison d’édition. Ce bien-être n’a pas toujours été évident pour elle. Jeune, elle est sensibilisée au fait qu’elle est noire et donc soumise, ou infériorisée par rapport à ses compatriotes blancs. Dès l’entrée à l’école, elle ressent ce malaise identitaire, son appartenance à la communauté nationale quand l’école est précisément le lieu de son élaboration. Il y a toujours cette réponse ou cette absence de réponse, ce malaise de l’enfant montré du doigt, ou ce sentiment d’étrangeté qui vient avec les paroles de l’enseignant, cette gêne éprouvée par l’enfant métisse qui débouche sur un silence, le silence de la minorité réduite à sa plus simple expression. L’enfant seul qui se sent exclus de ce « nous », privé de toute autre identité collective que celle que la France semble lui discuter.

Alors Elisa Diallo explique dans Fille de France qu’elle se cherche une porte de sortie, une manière de déjouer cet impératif très français d’appartenance identitaire, d’appartenance communautaire. « Je rêvais de ne plus me sentir fille mal-aimée. De m’affranchir d’une France qui, peut-être, un jour, ne voudrait plus de moi. J’ai choisi de devenir Allemande », écrit-elle. Ce récit est un cheminement vers la naturalisation allemande, bouleversant car il est celui d’une quête éperdue de ses origines. « Je ne pensais pas en faire un livre, mais j’ai commencé à prendre des notes au moment d’amorcer les démarches, écrit Elisa Diallo. Quand j’ai contacté les services de la ville pour avoir des renseignements, la personne m’a dit que mon nom ne sonnait pas français et m’a demandé le pays de naissance de mes parents. Je me suis dit ‘alors là… Je savais que mon père était né en Guinée, mais sa nationalité… En fait, il était quoi, Papa ?’ ». Il était français, en fait ; parce que né en 1941, avant la décolonisation et l’indépendance.

Devenir allemande, une forme d’abdication

Elisa Diallo est donc issue d’une famille française qui a traversé l’altérité. Son arrière-grand-mère, née en Algérie, s’est mariée avec un soldat français pendant la Première Guerre mondiale et le couple est venu s’installer en Normandie. L’histoire de sa famille se trouve donc étroitement liée à la décolonisation. Et cette histoire, qu’il faudrait écrire avec un grand H, se rattache encore à l’histoire de ses parents. Ils se rencontrent à Science Po dans les années 1960, alors que son père a fait une longue étape en Russie, à Moscou, au moment de la décolonisation de la Guinée en 1958. Après le divorce, elle vit avec son frère entre Paris et la Bretagne.

La décision de prendre la nationalité allemande, Elisa Diallo a pris le temps de laisser germer en elle. En 2015, avec les vagues migratoires qui arrivent sur le sol européen, elle entend le discours d’Angela Merkel sur l’immigration. Volontiers accueillante, simplement humaniste, la chancelière allemande la convainc d’adopter la nationalité de son époux. Aujourd’hui, Elisa a le sentiment d’être une Allemande à part entière, semblable aux autres citoyens allemands. Ce sentiment qu’elle n’a jamais ressenti de l’autre côté de la frontière, en France, où elle se sentait étrangère « dans son pays » quand il est plus facile d’être « étranger à l’étranger », comme elle le ressentira en suivant des études aux Pays-Bas.

Mais impossible d’éluder la difficulté du processus, le crève-cœur qu’il représentait. Sa démarche de naturalisation, c’était pour elle une forme d’abdication. Parce que la France, c’est son pays, sa terre natale, parce qu’elle était émue en entendant la Marseillaise… Mais Elisa Diallo n’a pas beaucoup de vu de réciprocité dans cet amour. Elle aimait la France plus que la France ne l’aimait, semble-t-elle dire entre les lignes.

Il y a des vrais Français et il y a les autres, en sursis

Et le discours politique contribuait, parfois, à renforcer ce sentiment : « J’avais été ébranlée, déjà, par la loi sur la déchéance de nationalité en décembre 2015. Incrédule, d’abord, et puis très vite la colère était montée. Je me suis sentie très isolée à ce moment-là. Aucun de mes proches ne partageait mon effarement. […] J’ai pensé alors : tous ceux qui, comme moi, ressentent depuis toujours la précarité de leur appartenance ne pourront qu’interpréter cette mesure symbolique comme la confirmation de leurs doutes : eh oui, il y a des vrais Français et il y a les autres, en sursis, dépendants du bon vouloir de l’ État, soumis lui-même au ‘peuple’, à ses humeurs et à  ses émotions. Après cette loi, à mes yeux, tout devenait possible. C’est sans doute de ce mélange d’angoisse et de colère que germa l’idée de m’assurer une autre appartenance- un back-up identitaire, pour ainsi dire. »

Face à la montée des populismes, à la crispation des postures liées à l’immigration, Elisa a réalisé qu’elle se sentait plus en sécurité en Allemagne qu’en France, face à la violence des actes, des discours, parfois des regards. Elle écrit : « L’Allemagne a changé, change et changera encore beaucoup dans le futur proche. Et parce qu’elle a réussi à inventer un récit national de reconstruction, fondé non pas sur la fierté nationale, mais sur l’amour de la démocratie et de l’ouverture, j’y vois la possibilité d’un avenir fécond pour une véritable société multi-ethnique qui se revendiquerait comme telle. » En juin 2017, la fille de la France Elisa Diallo dit être « française et fière d’être allemande. » Cela dit beaucoup.

Kab NIANG

  • Fille de France, Elisa Diallo, « Climats-Essais », éd. Flammarion, mars 2019, 17€

Articles liés