Le Bondy Blog : « Par les damné.e.s de la terre » est le fruit de plusieurs années d’investigation. Quel a été le facteur déclenchant?

Rocé : Il y a une dizaine d’années, mon ami Aurélien, disquaire aux puces de Clignancourt, m’a fait découvrir deux artistes : Colette Magny, une chanteuse très engagée qui a chanté dans les usines en grève pour la libération du Vietnam, pour les Black Panthers, et Alfred Panou, chanteur béninois qui a joué avec un groupe de free jazz, l’Art Ensemble de Chicago. En les écoutant, je n’ai pas trop senti de différence avec le rap ou le slam et je me suis rendu compte qu’en fait, on n’avait rien inventé. Je me suis alors dit qu’il y avait sûrement d’autres morceaux comme ceux-là et qu’il y aurait peut-être moyen d’en faire un projet un jour.

Dans ma position de rapper, on me compare souvent à des chanteurs français comme Brel ou Brassens. C’est très flatteur, mais je trouve qu’il manque quelque chose compliquée à définir : il manque l’exil, le colonialisme, les luttes ouvrières

Le Bondy Blog : Tu annonces dans le livret du projet une intention d’aller “au-delà du rap”, qu’est-ce que tu veux dire ? Un retour aux sources?

Rocé : Oui. Dans ma position de rapper, on me compare souvent à des chanteurs français comme Brel ou Brassens. C’est très flatteur, mais je trouve qu’il manque quelque chose, et ce manque est compliqué à définir : il manque l’exil, le colonialisme, les luttes ouvrières, toutes ces choses dans lesquels en tant que rapper, on peut se reconnaître. On n’a pas de références passée pour se dire que c’est de là qu’on vient. Aux Etats-Unis, les choses sont plus claires, il y a une lignée directe vers les aînés. En France, quand on vient de banlieue, la diversité des origines fait qu’on ne peut pas facilement désigner un aîné ou un héritage. L’idée était de réussir quand même à comprendre qui étaient ces aînés, de manière multiple, et de mettre tout ça dans un projet.

Le Bondy Blog : C’est pourquoi les morceaux choisis viennent des quatre coins du monde…

Rocé : C’est ça, nous avons cherché du côté des pays de langue française. Cela dit, le projet n’est pas exhaustif, nous n’avons pas évoqué la musique cajun aux Etats-Unis, par exemple. Mais en tout cas, l’idée était de montrer un héritage divers et varié.

Aujourd’hui, chacun prêche pour sa paroisse, parce qu’on n’a plus de projet de société. Aujourd’hui, on vit à peu près les mêmes difficultés mais dans un monde capitaliste et individualiste. C’est un problème d’époque

Le Bondy Blog : Ces morceaux, quelles valeurs portent-ils aujourd’hui?

Rocé : Je considère que ce sont des modes d’emploi des luttes. Comprendre qu’il y a des gens qui ont lutté pour le monde dans lequel nous vivons, cela permet de continuer dans le même sens. Si on n’a pas cette mémoire, les acquis sont zappés en deux secondes. La différence avec cette époque-là, c’est qu’on n’a pas eu de transmission. Ce n’est pas ce que l’école nous apprend : l’école nous apprend l’histoire des élites, pas l’histoire du peuple. A l’époque, les difficultés se vivaient dans la fraternité : les luttes se supportaient les unes les autres, se donnaient de la force. Un chanteur congolais pouvait faire un morceau sur un homme politique marocain, un Martiniquais pouvait s’intéresser aux préoccupations des Algériens, les luttes paysannes pouvaient entraîner dans leur dynamique des mouvements de travailleurs arabes… Aujourd’hui, chacun prêche pour sa paroisse, parce qu’on n’a plus de projet de société. Aujourd’hui, on vit à peu près les mêmes difficultés mais dans un monde capitaliste et individualiste. C’est un problème d’époque.

Aujourd’hui, les jeunes sont nés français et pourtant l’école ne les identifie pas. L’histoire scolaire est excluante

Le Bondy Blog : C’est à cela que tu fais référence dans le livret, en parlant de la « morosité » dans laquelle vivent les jeunes générations?

Rocé : Les nouvelles générations ont un manque d’identification. A l’époque, si un Noir allait au collège, il n’était pas dupe, ils étaient peu nombreux et la société ne leur avait rien promis. Aujourd’hui, les jeunes sont nés français et pourtant l’école ne les identifie pas. L’histoire scolaire est excluante, c’est pour ça qu’il y a cette incompréhension. A l’époque, les questions ne se posaient pas dans ces termes. Cela dit, c’est beaucoup que de demander à une école impérialiste de nous apprendre notre histoire. Mais si on veut inclure notre peuple dans la nation, je pense que ce sera de manière participative, pas du haut vers le bas, mais de manière horizontale.

Ces histoires, qui sont celles de nos parents, font partie de l’histoire française. Ne pas nous apprendre cette histoire, c’est nous enlever des modes d’emploi de luttes et de vivre ensemble

Le Bondy Blog : Cet oubli de l’histoire t’a-t-il marqué dans ton parcours personnel?

Rocé : Je ne me suis pas dit ça dans ces terme parce qu’étant jeune, je n’avais pas la matrice intellectuelle pour comprendre tout ça. J’avais juste un désintérêt pour l’école, ça n’allait pas plus loin que ça. Aujourd’hui, je comprends pourquoi l’école ne m’intéressait pas ! Je ne veux pas dire qu’il faudrait remplacer l’histoire des rois par l’histoire des serfs, mais il faut de la place pour tout, quitte à diminuer le nombre d’heures sur l’histoire des élites pour en rajouter sur l’histoire du peuple. Ces histoires, qui sont celles de nos parents, font partie de l’histoire française, que ce soit celle du monde ouvrier, de l’Algérie, du Maroc, du Bénin ou de la Guadeloupe. Ne pas nous apprendre cette histoire, c’est nous enlever des modes d’emploi de luttes et de vivre ensemble. Les profs aussi sont en difficulté, ils n’arrivent pas à intéresser les élèves, ils n’ont pas les outils et les programmes scolaires ne les aident pas. En conséquence, les élèves ne se sentent pas participants d’un projet commun. Les académies sont les premières à dire qu’il faut un “vivre ensemble,” mais les personnes qui en parlent vivent souvent dans un ghetto de riches. Le vivre ensemble, ce n’est qu’un mot, tant qu’on ne lui donne pas les moyens pour que ce soit un vécu.

Le Bondy Blog : Quel est le rôle des parents dans cette transmission?

Rocé : Les parents ont leur histoire, qu’ils portent sur leurs épaules avec nostalgie et douleur. Dans l’inconscient, c’est l’histoire du vaincu, pas l’histoire du vainqueur. Il y a une fierté à transmettre son histoire aux enfants, mais cela s’est fait dans un contexte où leurs enfants doivent s’intégrer à un pays dans la discrétion. Les parents ont eu des parcours difficiles et espèrent que leurs enfants seront épargnés, ils ne cherchent pas à faire naître des soldats. Moi-même, mon père avait un discours intégrationniste, il ne fallait pas s’afficher… C’est aux enfants de faire ce chemin :  ils sont nés français et peuvent se pavaner et s’affirmer. C’est à eux de gratter, de se rendre compte qu’on vit une impasse et qu’on n’a pas les modes d’emploi. Chaque génération doit mener sa mission.

Cela me tenait à coeur que le projet soit fidèle à l’engagement qu’on peut retrouver dans le rap, c’est-à-dire être dans l’action, parler de préoccupations de l’instant présent, faire des constats et porter des messages, plutôt que d’être dans des morceaux évasifs ou juste poétiques

Le Bondy Blog : Comment as-tu sélectionné les morceaux?

Rocé : Il y a eu beaucoup de bouche-à-oreille, de recherches sur internet, d’écoutes, de discussions. Il a fallu faire des choix : des morceaux engagés, ça peut vouloir dire plein de choses. Je viens du rap, donc ça me tenait à coeur que le projet soit fidèle à l’engagement qu’on peut retrouver dans le rap, c’est-à-dire être dans l’action, parler de préoccupations de l’instant présent, faire des constats et porter des messages, plutôt que d’être dans des morceaux évasifs ou juste poétiques. Il fallait que ce soit vraiment des morceaux d’espoirs puisqu’ils parlent d’une époque où les peuples essayaient de se libérer, de luttes ouvrières… Je voulais aussi que le projet ait des sonorités rap, soul, funk, disco… Il était important aussi que les morceaux soient beaux, parce que l’engagement ne se justifie pas tout seul : c’est le beau qui est transmis. L’idée était de renverser les a priori par rapport à la musique engagée et de dire : ne vous en faites pas, c’est pas chiant !

En France, il y a vraiment une hiérarchie, une injustice, entre musique française et musique francophone

Le Bondy Blog : Il y a des artistes dans ce projet, comme Slimane Azem, qui sont très connus dans leur pays d’origine, mais inconnus en France… 

Rocé : Oui, Pierre Akendengue est super connu au Gabon, un peu comme Brassens ici. Manno Charlemagne a quand même été maire de Port-au-Prince. Quand il s’est fait tirer dessus, il y a eu une pétition pour qu’il soit expatrié à Miami : cette pétition était à l’initiative de Robert de Niro, Spike Lee, Sean Penn… C’est là qu’on a beaucoup de questions à se poser sur notre pouvoir car Manno Charlemagne est un artiste francophone, mais en France on ne le connaît même pas. Depuis sa mort, une rue porte son nom aux Etats-Unis. En France, il y a eu trois tweets de trois fans… Ce que dit Kaoutar Harchi sur la littérature est vrai aussi en musique : en France, il y a vraiment une hiérarchie, une injustice, entre musique française et musique francophone. Il y a pourtant des artistes francophones de contre-pouvoir qui soulèvent le peuple, des trésors, mais on n’en entend pas parler…

Le Bondy Blog : Quel impact espères-tu pour ce projet?

Rocé : J’aimerais que ce soit un mode d’emploi pour renverser le système (rires). Non, plus sérieusement, j’aimerais que ce projet donne de l’espoir, des portes de sortie et montre que des projets de société sont possibles. Après, je ne suis pas dupe, nous sommes dans un monde de rapports de force. Il est compliqué de demander à un pouvoir en place de nous donner les outils pour l’affaiblir… On voit tout le paradoxe. Mais l’art et la culture sont là pour ça, pour exercer une espèce de soft power. Pour le pouvoir, l’art est inoffensif. C’est pourquoi à travers l’art, on peut faire passer des messages assez virulents.

On existe parce qu’on trépigne, on crie, on dérange, on montre qu’on est là. Si on ne le montre pas, on n’existe pas

Le Bondy Blog : Quels sont les morceaux que tu aimes particulièrement dans Par les damné.e.s de la terre?

Rocé : Difficile de choisir… Sans doute celui de Manno Charlemagne, Le Mal du Pays, ou encore les Colombes de la révolution, composé à la demande de Thomas Sankara en l’honneur du révolutionnaire Mohamed Maïga [père de Aïssa Maïga ndr]. C’est un morceau qui n’existait que sur bande à la Radiodiffusion Télévision du Burkina et que nous avons eu l’autorisation d’utiliser. Il y a l’introduction, aussi, qui explique le projet en 15 secondes [extraite d’un discours de Jean-Marie Tjibaou au festival Melanesia 2000 qu’il dirige, ndr].

Le Bondy Blog : Les damné.e.s de la terre t’a inspiré pour tes projets à venir?

Rocé : Je travaille sur une exposition de pochettes de disques engagés – à l’époque, ces pochettes, grandes et pas très chères, servaient de tract pour les grèves, par exemples. Après, je suis plusieurs dans ma tête : un projet comme ça, c’est engagé, responsable, ça a tous les labels, mais je fais aussi du rap, parce que ça me plaît. C’est compliqué publiquement de montrer qu’on peut kiffer sur Niska ou Sofiane et en même temps sur un poème ou un livre de Franz Fanon. Je n’y vois aucune contradiction, mais souvent les publics aiment enfermer l’artiste dans une case d’où il n’arrive plus à sortir. Ca punit, en fait, et je ne veux surtout pas être une caricature de moi-même. Je pense qu’il y a une intelligence à mettre pour défendre avec cohérence le fait d’avoir des projets différents. Après, je m’en fous, je n’écoute que moi !

Propos recueillis par Sarah SMAIL

Crédit photo: Elsa GOUDENEGE

Le Bondy Blog est partenaire média de « Par les damné.e.s de la terre« 

Retrouvez ici les actualités du projet, sortie officielle le 2 novembre 2018

 

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