« Voiles et préjugés » est un ouvrage collectif dirigé par Nadia Henni-Moulaï, journaliste et fondatrice de MeltingBook. Son but ? Faire entendre les voix que l’on n’entend que trop peu, celles qui viennent déconstruire les amalgames autour du voile. Au travers de différents témoignages, la parole des femmes françaises musulmanes portant le foulard se voit réappropriée.

Le constat, en forme de point de départ de l’ouvrage, fait par les auteurs est accablant. Il rappelle le nombre croissant d’opinions racistes, sexistes et stéréotypées qui trouvent aisément leur place dans les propos d’une poignée d’hommes et de femmes politiques, le tout très bien relayés par les médias. L’affaire du foulard à Creil en 1989 marque le début d’une hystérie collective autour de l’islam et des musulmans, et plus particulièrement des femmes voilées, raconte l’ouvrage collectif. Le livre retrace notamment la manière dont les faits divers sont devenus des faits politiques. L’affaire du burkini qui a considérablement occupé l’espace médiatique en est une parfaite illustration. Ceci au détriment de questions plus urgentes comme « le chômage, le mal logement ou encore les inégalités scolaires qui se sont effacées de la scène médiatique », déplore l’auteur. Ces polémiques, explique Nadia Henni-Moulaï, ont un temps été justifiées par la défense de la laïcité. Elle introduit cet ouvrage collectif en définissant ce qu’est la laïcité « dans les textes » face à une « laïcité dans la tête », citant ainsi Emile Poulat, sociologue spécialiste du catholicisme. La laïcité est difficilement manipulable puisque juridiquement établie dans des textes de loi et dont le sens profond se trouve dans son contexte de création. La journaliste estime que la laïcité ne peut être pensée en rejetant les libertés individuelles garanties par la loi de 1905.

Quelques chapitres plus loin, Jehan Lazrak-Toub, journaliste, rappelle les propos de Manuel Valls, favorable à une loi interdisant le port du voile à l’université : « Il faudrait le faire, mais il y a des règles constitutionnelles qui rendent cette interdiction difficile. Il faut donc être intraitable sur l’application des règles de la laïcité dans l’enseignement supérieur ». Autant de contradictions, selon la journaliste, qui soulèvent le véritable problème qui se pose aujourd’hui en France, à savoir celui de la visibilité des musulmans. Cela fait écho au récent appel de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation pour l’islam de France, à ce que les musulmans soient « plus discrets », des propos cité à ce titre dans le livre. C’est ainsi que les femmes voilées, explique la journaliste, deviennent être la la cible de propos violents, désormais assumés sous-couvert de féminisme.

Le port du voile, un choix personnel et intime

« Ne nous libérez pas, on s’en charge » est le titre d’une tribune publiée sur Mediapart et présentée dans l’ouvrage. Cinq citoyennes prennent la parole après les propos décomplexés de Laurence Rossignol. Outre le sexisme, l’islamophobie genrée, la négrophobie et le négationnisme émanant des phrases prononcées par la Ministre, les signataires y dénoncent leur violence symbolique. Les femmes voilées y sont dépeintes comme aliénées et coupables de leur sort, expliquent-elles, incapables de se libérer seules du joug patriarcal et islamiste. Cette posture de la ministre, jugée « paternaliste et néo-coloniale » infantilise les femmes musulmanes, avancent les signataires de la tribune, elle les scelle sous silence face à une énième controverse dont elles sont l’objet, cette fois autour de la « mode pudique ».

L’ouvrage souligne également que la question du voile en France, depuis le vote de la loi de mars 2004 contre les signes religieux ostensibles à l’école, a marqué une scission importante au sein du féminisme français : d’un côté, les féministes universalistes, dont semble se réclamer Laurence Rossignol ; de l’autre, un féminisme post-colonial que l’on retrouve notamment dans l’afroféminisme, porté dans ce livre par la voix de Diariatou Kebe, blogueuse et auteure, et un féminisme musulman qui s’exprime ici à travers Hawa N’dongo, étudiante, Zhor Firar, militante associative, ou encore Hanane Karimi, sociologue. Ce mouvement, très actif en France ces dernières années à travers les réseaux sociaux, blogs, livres et collectifs, souligne le fait que certaines femmes sont situées à l’intersection de plusieurs formes de discriminations. Il alerte sur la nécessité de prendre en compte les différentes expériences qui existent face au sexisme. Dans le chapitre « Le voile, avant et après », la journaliste Nadia Sweeny regrette que le féminisme soit majoritairement conçu comme une liste de critères prédéfinis, ce qui, d’après elle, relève d’une vision autocentrée.

Cet ouvrage rappelle surtout que le port du voile musulman en France relève très majoritairement d’un choix intime et personnel, loin des amalgames que l’on pourrait en faire. Pour mieux illustrer ces propos, les auteurs rapportent le témoignage de Ferjani Nesrine, étudiante : « Je suis voilée depuis bientôt 6 ans. C’est mon propre cheminement spirituel qui m’a conduit à le faire. C’est ma conviction et mon bien-être. C’est un choix raisonné et assumé. Et surtout, c’est ma liberté de disposer de mon corps n’en déplaise à certains qui défendent la prostitution et se sentent gênées quand il s’agit d’une femme qui a choisi de couvrir son corps. Prétextant que par ce choix je serais tentée de l’imposer aux autres ou proclamerais être plus pudique que celles qui ne sont pas voilées. Liberté à géométrie variable et propos infondés ».

Une émancipation empêchée

« Voiles et préjugés » dénonce plus globalement une instrumentalisation du féminisme ainsi que l’hypocrisie dont ferait preuve une partie de la classe politique. Les contributeurs s’accordent à poser le constat suivant : si le combat mené contre le foulard vise réellement à intégrer les femmes musulmanes dans un processus d’émancipation, force est de constater qu’elles se voient finalement exclues de nombreuses sphères de la société.

Béatrice Barbusse, maître de conférences en sociologie et dirigeante sportive voit dans le sport un formidable accélérateur de changement sociétal. Elle prend l’exemple de Sarah Attar, athlète américano-saoudienne qui représentait l’Arabie Saoudite aux Jeux-Olympiques d’été de 2012. Sa participation en portant un foulard avait suscité la réaction de nombreuses féministes, surtout en France. Suite à sa performance, le Conseil Consultatif Saoudien a recommandé au Ministère de l’Éducation d’autoriser les jeunes filles à pratiquer un sport à l’école publique en 2014. L’École est également décrite comme un espace de socialisation fondamental. La loi de 2004, si elle a tout de même éloigné quelques élèves de l’enseignement public, a surtout participé à freiner le sentiment d’appartenance national de certains enfants musulmans, comme le rapporte Jean-Riad Kechaou, enseignant. Au cœur du terrain, il a pu noter que la circulaire Châtel a eu pour conséquence d’exclure des mamans de l’éducation de leurs enfants, alors que l’école est pour certaines d’entre elles vivant dans des quartiers prioritaires de la ville, l’une des seules institutions avec lesquelles elles sont en contact. Dans le secteur privé, le port du voile au travail pose également problème, créant l’exode de nombreuses femmes diplômées vers les pays anglo-saxons, ce que regrette fortement l’enseignant : « Ces jeunes femmes, des purs produits de notre système éducatif font les beaux jours d’entreprises étrangères ». Nadia Sweeny évoque quant à elle le fait que l’interdiction du voile à l’université viendrait, elle aussi, exclure toute une partie de la population française d’un lieu de pensées.

La « mode islamique » symbolise toute la complexité dans laquelle se trouvent aujourd’hui les femmes musulmanes en France. « Entre le marteau républicain et l’enclume islamiste » comme le décrit dans ce livre Omero Marongiu-Perria, sociologue spécialiste de l’islam en France. Il mentionne, d’un côté, les injonctions d’un féminisme universaliste qu’elles subissent et, de l’autre, une vision normée de la pratique religieuse dont elles sont également victimes. L’essor de la « mode islamique » est finalement synonyme de modernité et vient rompre avec les doxas vestimentaires islamiques. C’est un moyen de se réconcilier avec ses différentes identités, sans en laisser aucune de côté. C’est un moyen de se définir par et pour elles-même.

Yasmine MRIDA

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