« C’est chelou de venir ici sans chercher quelqu’un ou quelque chose ». Yannis adolescent frêle aux rétines explosées ne comprend pas. Il jette ses yeux saignants sur un cadavre de béton devant nous. « La zone rouge », terrain vestige d’une ancienne grande tour du quartier à proximité de la gare de Corbeil-Essonnes. Venir dans ce coin du 91 pour quelque chose et infliger aux mollets les caprices d’une montée, celle de la rue Gustave Courbet. Laisser progressivement les petites maisonnettes paisibles pour aborder les grandes tours. Elles accouchent pour la plupart de prématurés en goudron, parkings ou autres lieux de zone. Les Tarterêts s’offrent aux esprits grimpeurs et autres opportunistes de l’agenda médiatique. Trois syllabes raclées, qui brusquent l’imaginaire collectif quand le thermomètre explose à la gueule de la société.

Tarterets

Cinq jeunes m’observent discuter, l’un des leurs se rapproche de moi le visage encapuché : « Parle-lui pas c’est un keuf ». Un véhicule policier tourne depuis que je suis ici, une voiture de CRS équipée d’un pare-choc bélier noir. De cette chariote roulant si doucement, se dégage une déraisonnable brutalité : « Encore c’est gentil, il y a qu’un seul véhicule, et il y a la municipale qui tourne aussi donc c’est calme ». Les cinq autres observent le balai, ce n’est même pas de la défiance qui se dégage, il n’y a pas de chat, aucune souris, on constate qu’ils sont là, voilà tout, pas d’insultes, aucune injure, les habitudes ont tout emporté.

Hugo, sort de la poche de sa veste de l’équipe de Chelsea un sachet : « tu vois, quand il y a rien dedans ça veut dire que la journée est passé crème ». L’ironie d’un contenu plastifié ne m’atteint pas, les sirènes du charbon tournent autour de trop de monde pour en être brusqué. C’est probablement l’absence de surprise dans ma réaction qui fait que je deviens crédible aux yeux du petit groupe. Les éléments s’assemblent, Mars ne refoule pas ce printemps. Hugo, intrigué par ma présence, me parle comme un ancien, grille sa clope en fronçant les yeux. Son duvet d’adolescent découvrant le rasage le trahit : « reviens ce soir amène une bouteille, un bon joint et tu verras tu vas gratter toute la nuit ». Un petit gars s’approche de nous, il vient du 77, on comprend vite à sa nervosité qu’il veut quelque chose d’effritable sous la flamme. Réponse sèche : « Y’a rien ! ». Déçu, mais peureux, le jeune homme s’isole pour aller téléphoner, il marche sans discrétion, le visage éteint, dominé par le sentiment d’urgence.

« Tu penses comme eux ? Est-ce que tu penses comme eux ? Dis-moi qui est le plus gros bicraveur des Tarterêts trouve le moi, tu verras qu’il aura fait moins de dingueries que les 3-4 gars en costards qui contrôlent le pays » Hugo me tourne le dos, il me balance bruyamment ses mots: « C’est quoi cette question ! Je suis très bien ici moi je ne me plains pas, je me démerde, sans l’école, sans aides, sans leurs conneries, je vis comme il faut vivre ici ».

« Des conneries et de souvenirs simples que des bonnes choses à garder »

En saluant le groupe pour les laisser à leurs besognes, un panorama descendant s’offre à moi. Gustave Courbet a loupé cette époque, j’hésite entre sa période Communarde ou celle de jeune provincial débarqué à Paris pour lui faire griffer une fresque dans ma vision. Je crapahute pour mener la pente au bout de son histoire. À ma gauche j’aperçois un marché déjà décapité à 15h, les détritus trainent sur un avorton de lieu de vie reconverti en petit parking. Un autre groupe de gens plus âgés m’observe, je les aborde instinctivement.

« J’adore les Tarterêts », Ouari, le chauve du groupe a 35 piges, il me raconte sans rechigner son histoire. Ici il a tout connu : « Il faut savoir où tu mets les pieds, il y a pas grand monde qui vient voir ce qu’il se passe dans la vie de tous les jours, ils ont peur de se prendre la réalité dans la figure, tout le monde sait ici que si tu dis Tarterêts t’es cramé ». Les 400 coups : « des conneries et de souvenirs simples que des bonnes choses à garder ». La guerre avec le quartier voisin d’Evry, les Pyramides : « depuis 97-98 si je me souviens bien, on pouvait se déplacer à 40 à pied là-bas, eux pareil tellement c’était chaud, d’ailleurs certains jeunes entretiennent encore le truc sans vraiment trop savoir d’où c’est parti ».

T2Il fait figure d’ancien, avec ce regard particulier sur ces jeunes : « qui commencent à ouvrir les yeux sur la réalité du lieu ». Son expérience personnelle l’a amené à couper le lien : « j’habite plus ici depuis 2009, je passe un peu voir la famille les potes, mais j’avoue que dès que tu pars d’ici, tu ne peux plus y revenir vivre ». Un jeune interpelle Ouari : « Mais pourquoi partir ? Il y a tout ce qu’il faut ici ». L’ancien me regarde est m’explique : « pour certains encore ce barrer d’ici, c’est le risque de s’ennuyer, alors que c’est le contraire qu’il faut voir ».

Pressé, Ouari me laisse un dernier mot : « Quand tu viens des Tarterêts, et que tu veux te démerder, les choses que t’entends le plus dans ta vie c’est « on vous rappelle, on vous tient au courant »». On klaxonne pour dire bonjour, certaines voitures ralentissent, les vitres gauches se baissent, on me regarde écouter les discussions « c’est qui lui ?». Jusqu’à ce que deux véhicules se garent tout près de nous. « Pourquoi tu fais ça ? Tu cherches les emmerdes toi ! Tu veux que je te raconte quoi ? Tu veux que je te parle ? Moi ? Je suis le fils de Bechter ». Tout le groupe éclate de rire. « Dites-lui que si je parle il va devenir fou ».

« Vas-y enregistre bien ce que je vais dire »

Un des nouveaux arrivants sourit en apprenant mes origines lyonnaises, une région qu’il connait bien et qu’il commente au reste du groupe : « j’ai vu des quartiers dans le 69 mon frère, c’est catastrophique, ici il faut dire hamdoulah, il nous reste un peu de verdure ». Youssef à 28 ans, sourire curieux quand il me demande pourquoi je laisse pousser ma barbe. L’hypothèse que je sois un « indic » est soulevée sans son aval : « Regardez bien sa gueule les gars ». Il redevient sérieux d’un coup « Vas-y enregistre bien ce que je vais dire ».

« Ça fait 25 ans que je suis ici, c’est pas mal, j’ai vu l’évolution de la ville, du quartier. Moi quand j’avais 15 ans je ne m’ennuyais pas. En 2014, je vois les petits c’est l’ennui qui les tue. C’est en Mairie que les activités sont décidées avec les associations, ici elles existent juste pour prendre du fric ! ». Pour Youssef, la politique est une chose importante : « Nous sommes tous des politiques, nous décidons de tout. Le problème ici, c’est l’instruction, va demander à un gars d’ici la différence entre un parti communiste et un parti comme l’UMP ».

Il explique l’importance du vote, tout le groupe se met à pester contre ses propos, il se défend : « Arrêtez, avant tout quand tu votes pour quelqu’un tu ne votes pas pour une personne, tu votes pour une équipe, mais cette équipe a tendance à t’oublier ». Un des jeunes qui m’intriguait avec cette fameuse veste EA7 l’interpelle: « Tu veux voter pour des systèmes mafieux comme l’ancien maire ? On a tous voté Hollande ici, qu’est ce qu’on a gratté? Hein ? »

Comme si je n’allais plus jamais revenir ici, Youssef me tient par l’épaule : « Le quartier, tu ne pourras jamais le comprendre, sans quelques infos de base. Certains ont fuit parce qu’il n’y avait plus la joie de vivre et une poignée de blindés ont profité de la faiblesse du peuple pour contrôler la zone ».

Saïd Harbaoui

 

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