Membre de la Ligue des droits de l’homme, spécialiste de la question rom, Jean-Michel Delarbre, revient entre colère et résignation, sur les propos du ministre le l’Intérieur, Manuel Valls. 

« L’engagement militant doit être dans mes gênes ». Voilà ce que répond Jean-Michel Delarbre lorsqu’on lui demande pourquoi il a choisit de défendre la cause des Roms. Petit fils de résistant, c’est selon lui la caractéristique principale qui a guidé son orientation militante, et ce depuis son adolescence. A 70 ans, monsieur Delarbre, un homme grand, les cheveux gris, calme et souriant, est président de la section locale des droits de l’homme (regroupant Noisy-le-sec, Rosny-sous-Bois et Bondy). Retraité de l’éducation nationale, ancien professeur d’histoire géographie à Rosny-sous-Bois (lycée Charles De Gaulle), il milite aussi pour le Réseau éducation sans frontière, Resf. Maîtrisant particulièrement bien ce sujet, il accepte de revenir sur un des thèmes catalyseur d’attention du moment, et ce à l’approche des élections municipales : les Roms. Population prise à partie par la sphère politique française (de droite comme de gauche) à de multiples reprises dans un court laps de temps. Qu’il s’agisse de Gilles Bourdouleix (député maire de Cholet) a déclaré qu’« Hitler n’en a peut être pas tué assez ». Christian Estrosi quant à lui, a édité un « guide pratique » afin d’apprendre aux maires à « mater » les Roms. Et plus récemment : le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, a déclaré que « les Roms ont vocation à revenir en Bulgarie ou en Roumanie ». 

Qui sont les « Roms » ?

Jean-Michel Delarbre : À l’origine, ils viennent de l’Inde. Ils ont été contraints à la migration aux alentours du XIIIème siècle. Ils se sont retrouvés au Moyen-Orient et en Europe de l’est (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Slovaquie…). Cette population a alors été réduite en esclavage par les propriétaires terriens roumains et bulgares pendant près de 200 ans. C’est encore aujourd’hui une population discriminée dans les pays en question, victime de racisme et de discriminations très fortes sur le plan social, médical, l’accès au logement… Quoi qu’en disent les autorités roumaines.

Les Roms qui arrivent en France migrent pour des raisons économiques et quitter les conditions insupportables qu’ils vivent dans leur pays d’origine. Beaucoup d’entre eux étaient des paysans ou travaillaient dans le domaine du métal. Ils étaient embauchés dans les entreprises d’état durant la période communiste. Au moment où ces entreprises ont disparu, la plupart des Roms se sont retrouvés au chômage dans des situations de misère très avancées. C’est cette période qui coïncide avec l’augmentation du nombre d’arrivée de ces migrants, notamment en France, mais aussi en Espagne, en Italie… C’est une vague d’immigration très pauvre, d’où leurs difficultés à s’intégrer dans leurs pays d’accueil qui ne font pas grand-chose pour améliorer la situation.

Comment expliquez-vous que dans un pays où le chômage avoisine les 11%, où nous frôlions l’intervention militaire il y a encore moins d’un mois, où plusieurs dizaines de millier de Sdf vivent dans les rues, les politiques se focalisent sur cette infime partie de la population (moins de 20 000 personnes) ?

C’est une focalisation artificielle. Car cette population a un mode de vie différent, parce qu’elle a une façon bien à elle de survivre en milieu hostile, c’est une cible facile pour les élus locaux. Et puis ils ont choisi un autre mode d’intégration que les autres migrants pauvres : on en retrouve peu dans les squats, dans les quartiers pauvres… Donc ils servent de boucs-émissaires pour un certain nombre de responsables politiques.

Un seul mot pour décrire la controverse suscitée par les propos de Manuel Valls le 24 septembre dernier ?

Scandaleuse…

Si vous aviez Manuel Valls en face de vous, que lui diriez-vous en une phrase ?

Il est inadmissible de catégoriser ainsi une population en estimant que par nature, elle serait incapable de s’intégrer.

Comment avez-vous réagit lorsque vous avez entendu ces propos ?

Malheureusement, aucun étonnement. C’est dans la lignée de la politique suivie par ce ministre.

Pensez-vous, comme Viviane Reiding (vice-présidente de la commission européenne, chargée de la justice), que cette prise de position est électoraliste ?

Je pense que monsieur Valls est quelqu’un qui a un plan de carrière. Il veut s’allier une majorité de français en vu de ses objectifs, et il est prêt, pour cela, à un certain nombre de reniement par rapport à ce que devraient être ses idéaux humanistes, anti-racistes, principes caractéristiques des militants de gauche. Quand monsieur Valls fait cette déclaration, il prétend parler au nom du réel, mais le réel n’est pas de son côté, il est sur une position idéologique. Le réalisme appartient ici aux associations qui côtoient les Roms de manière quotidienne et qui les connaissent. Soit, dans cette population, il y a aussi des voleurs ou des réseaux mafieux, pas d’angélisme. C’est d’autant plus une évidence que cette population connaît des conditions de vie très difficile, que l’on ne fait rien pour éviter leur concentration.

Les Roms sont donc particulièrement exposés à ce genre de réseau. Mais quand on discute avec les migrants, nous voyons bien que leur volonté première est de trouver du travail, ce qu’ils n’arrivent pas à obtenir car on leur met plein d’obstacles sur le plan administratif. Ils veulent aussi avoir un logement, vivre une « vie normale ». Ils souhaitent aussi scolariser leurs enfants, afin que ces derniers aient la possibilité de mener une autre vie que celle de leurs parents. Cette population n’est donc pas fondamentalement différente des autres. Les Roms ne demandent pas de palaces ! Ils aspirent à une vie meilleure et à s’intégrer.

Quelles peuvent être les répercussions de ce genre de déclarations ?

Si ces déclarations étaient isolées, je pense que l’impact serait limité. Mais le problème est qu’elles renvoient à des tendances lourdes, en France et en Europe, où la xénophobie fait des progrès, et où les réactions d’intolérances voir de racisme sont de plus en plus forte en période de crise économique, politique et sociale. Monsieur Valls joue avec le feu, il attise les flammes au lieu de chercher à les éteindre.

Attendez-vous des sanctions à l’encontre du ministre de l’Intérieur ?

La Ligue des Droits de l’Homme et de nombreuses associations se sont déjà élevées vigoureusement contre de telles déclarations. Je note d’ailleurs qu’au sein même du gouvernement, il y a eu des réactions. Et pas seulement celle de Cécile Duflot ! Vendredi dernier, j’étais à une journée organisée par le préfet Alain Regnier. J’ai entendu George Pau-Langevin (ministre déléguée à la réussite scolaire) qui, au nom du gouvernement, tenait des propos très différents de ceux de Manuel Valls, au nom du gouvernement. Mais je ne pense pas qu’une sanction puisse être envisagée. Mais l’essentiel est de créer un courant en réaction à ce genre de propos.

Selon le site Atlantico, 77% des Français seraient d’accord avec les propos de Manuel Valls. 

Un certain nombre de stéréotypes accompagne cette population. On les retrouve dans ce sondage. En ne faisant rien pour aider les Roms, on favorise ce rejet et facilite la propagation des préjugés.

Une réaction à ces français qui citent Michel Rocard : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » ?

On peut leur demander de citer Michel Rocard en totalité ! La phrase est incomplète. Il a dit en réalité « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde mais elle doit en prendre sa part ». Généralement on oublie la deuxième partie de la phrase alors qu’elle me semble extrêmement importante [rires].

Le député maire de Nice (Christian Estrosi) félicite Manuel Valls d’avoir « empreinté la voie qu’ (il) a tracé »… Valls, Estrosi, Hortefeux, Guéant… Tous les mêmes ?

Je ne dirais pas ça. Je dirais simplement qu’on a les amis qu’on mérite. Madame Le Pen n’a pas félicité monsieur Valls aussi ? Oh elle aurait pu ! [Rires]

 « La France, rappelle Rue 89, a perçu une enveloppe de crédits européens de 14,3 milliards d’euros de la part du Fonds européen de développement régional (Feder) et du Fonds social européen (FSE) pour l’ensemble de la période 2007-2013, soit plus que la Roumanie et la Bulgarie réunies »… Où passe cet argent ?

Je ne sais pas… Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas sur le terrain ! Si cette somme est avérée, on ne peut que regretter qu’elle n’ait pas été mise en application. Sinon on n’en serait pas là aujourd’hui. Mais ce n’est pas qu’une question d’argent. C’est aussi une question de volonté politique, au niveau local ou à une échelle plus large. Il suffirait de très peu de choses, compte tenu du nombre peu élevé que représente cette population, pour les sortir de leurs conditions actuelles. Par exemple, à Montreuil, Bobigny, Saint-Denis… il y a des municipalités qui dégagent des terrains, qui mettent des préfabriqués, qui permettent à un certain nombre de familles d’émerger de leurs conditions et ça se passe bien pour la très grande majorité. Les enfants arrivent à s’intégrer, ils apprennent le français… Si un grand nombre de communes faisaient le même petit effort, il n’y aurait plus de problème Roms en France. Mais au lieu de ça, on expulse à tout va, et on retrouve les mêmes personnes d’un campement à l’autre.

Par exemple, sur le plateau d’Avron à Rosny-sous-Bois (93), nous avons suivi un campement d’une douzaine de famille. Nous avons permis la scolarisation de 5 enfants roms à l’école primaire Henri Mondor et on envisageait d’en scolariser d’autres. Le campement a été enlevé début juillet. À la rentrée, les familles sont dispersées, les enfants sont déscolarisés… Qu’est-ce qu’on a gagné dans cette histoire ? Rien. On va laisser les choses se dégrader. On n’a pas appliqué la circulaire du 26 août 2012 qui prévoit, avant une expulsion, un diagnostic social pertinent afin de trouver des solutions. Ce qui s’est passé à Rosny est un véritable gâchis humain et social.

Viviane Reiding (vice-présidente de la commission européenne chargée de la Justice) a fortement critiqué Valls lors de cette affaire. Cependant, l’Union Européenne a sa part de responsabilité dans la controverse non ?

Oui, l’UE a aussi sa part de responsabilité dans la situation actuelle parce qu’elle n’a probablement pas forcément les moyens institutionnels d’agir, ni la volonté politique de le faire. Cela dit, on a accepté de les intégrer à l’Union Européenne alors qu’on savait très bien que ces deux pays n’avaient pas fait ce qu’il fallait pour intégrer leurs minorités. Je ne suis pas contre l’intégration dans de nouveaux pays membres, mais il faut faire pression sur ces gouvernements afin de régler ces questions. D’ailleurs aujourd’hui on en paie le prix.

BB : D’accord avec Daniel Cohn-Bendit lorsqu’il compare la stigmatisation des Roms à celle des juifs lors de la guerre ?

Non car on est trop facilement tenté de faire ce parallèle. Mais le sort des Roms qu’on renvoie en Roumanie n’est pas le même que celui des juifs qu’on envoyait dans des camps de concentration. Pour autant, il est vrai qu’on retrouve les mêmes réflexes racistes qu’on a connu dans les années 1930 en Europe à l’égard des juifs et des Tziganes déjà ! Des milliers de Tziganes ont péri dans des camps de concentration ! Mais ça on l’oublie… C’est une population européenne qui a déjà fait, dans l’histoire, l’objet de persécutions terribles. 

Pouvez-vous détruire ces lieux communs sur les Roms ? « Ils vivent dans des bidonvilles ou dans des caravanes » ?

Oui, ils vivent dans des bidonvilles, mais ce n’est pas leur mode de vie. Ils y vivent, car ils n’ont pas d’accès au logement.

« Ils sont nomades » ?

Non, ce ne sont pas des nomades. C’est une idée reçue. Ce sont des migrants qui, si on leur en laissait l’occasion, se sédentariseraient de bon cœur.

« Ils ne vivent qu’en communauté » ?

Non, il y a des milliers de Roms qui sont intégrés dans la population française dont on ne parle pas. Mais dans les campements, ils s’appuient sur une certaine solidarité familiale pour survivre dans de meilleures conditions. Et même dans leurs communautés, les Roms peuvent subir les actions de petits chefs qui fixent des impôts pour qu’une personne puisse s’installer dans le campement !

« Ils ne veulent pas travailler et préfèrent faire la manche » ?

Faux. Pour la très grande majorité, ils aspirent à avoir un travail pour pouvoir s’intégrer dans le pays d’accueil. Par exemple, à Rosny, l’ancien préfet avait promis aux familles des enfants Roms scolarisés qu’ils auraient un emploi de travailleur agricole dans la Somme. Lorsqu’on avait annoncé cette nouvelle, ils étaient extrêmement heureux ! Ils auraient eu un travail, mais aussi un mode de vie semblable à celui qu’ils avaient en Roumanie. Malheureusement, comme d’habitude, rien n’a été fait.

Le mot de la fin ?

Cette question de solidarité et d’accès au droit est un long combat. Nous avons l’intention de le mener malgré les obstacles et les déclarations incendiaires.

Propos recueillis par Tom Lanneau

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