« Si la jeunesse est une préoccupation essentielle de ce pays il faut une traduction de cela dans la lecture gouvernementale » voilà ce que s’est fixé Jean-Pierre Rosenczveig il y a près de quarante ans : faire de la jeunesse une préoccupation centrale de la politique française ; en faire un réel objet de politique publique. À la veille de la fin de l’année scolaire, le 30 juin dernier, il a dû quitter sa fonction de vice-président du Tribunal de Grande Instance de Bobigny, et, à ce titre, du Tribunal pour Enfants. La cloche avait sonné pour lui, il avait atteint l’âge maximal de l’exercice de magistrat. Une carrière qui se clôt ? Un dossier qui se ferme ? Pas vraiment. Aujourd’hui, où en sommes-nous du dossier « jeunesse » en France ? Hoche, ligne 5 du métro parisien, il m’accueille chez lui. Rencontre avec un engagement.
Chez lui, on dit « enfant », et attention, pas « mineur ». Le mineur c’est celui qui travaille à la mine, ou bien c’est celui qui ne présente qu’un intérêt moindre. L’intérêt pour l’enfant, lui, il en a eu, et il en a toujours. Il s’est pris au jeu. Car à l’entendre, toute sa carrière n’est qu’un jeu, un jeu de dés, une suite de hasards. Il ne pouvait pas faire un métier assis, il avait une scoliose. Il ne pouvait pas faire face à une goutte de sang, il a donc dû rayer la case juge d’instruction. Il n’aimait pas les histoires de hiérarchie alors… En 1972, lorsqu’il commence, que reste-t-il ? Juge d’enfant. Une justice qu’il qualifie de « moderne », en opposition à la justice classique qui juge des faits, des actes. Au lendemain de 68, la justice qu’il entend mener vise la transformation, la réparation. « L’enfant, c’est une matière passionnante, derrière lui, il y a la famille, et la société toute entière ».
La veille de notre rencontre, l’ancien juge pour enfant a rangé son bureau. Comme un gosse qui joue au chercheur d’or dans sa chambre, il y a trouvé « dix classeurs gros comme ça » dit-il d’un air ahuri. « Je suis assez surpris de voir tout ce que j’ai pu écrire. J’ai passé ma vie professionnelle à militer, à prendre la voiture en courant pour aller à tel endroit, faire une intervention devant l‘Assemblée nationale, une intervention dans un colloque, un groupe de pression… ».
Opérations anti-été chaud
Au moins deux lois portent son nom, sa trace, et plusieurs dispositifs qu’il a mis en place sont encore à l’œuvre. À l’été 1982, et pendant 4 ans, il travaille au Cabinet du Secrétariat d’État chargé de la Famille. Pour apporter des réponses à « la flambée des banlieues » de 81 et à celles qui suivront, il invente les « opérations anti-été chaud ». Un dispositif qui permis à 20 000 jeunes des onze départements les plus chauds d’être pris en charge, de partir, de prendre des vacances de la misère ambiante. Cinq années plus tard, ces opérations « anti-été chaud » (ou «opérations prévention-été»), devenues aujourd’hui « VVV » (Ville-Vie-Vacances), embarquaient près de 800 000 jeunes. Une preuve selon lui, que le dispositif de loisir social est à la ramasse.
Car si l’oisiveté est la mère de tout les vices, que faire quand on est jeune, dans un quartier déjà mortifère en hiver, en plein été ? Si l’offre et l’intérêt pour ces jeunes existe entre ces heures de travail, entre 9h et 17h donc, que fait-on aux heures du reste de la vie, aux heures de la vie d’une jeunesse qui s’ennuie le soir, passé 17h, la nuit ? Que fait-on dans un quartier qui tourne en rond, en plein mois d’aout ? Ces questions, le juge pour enfant se les étaient posées.
Faire de la jeunesse, de l’enfant, une personne. C’était le fil rouge de Rosenczveig. Cela ne veut pas dire que cette jeunesse ne doit pas rendre de compte, loin de là bien sûr. Mais qu’elle doit être considérée, formée, traitée comme un citoyen, une personne, dotée d’esprit et de bon sens. Qui a des devoirs, et aussi des droits. On est donc loin de la proposition castratrice de Nicolas Sarkozy quant à l’appellation du métier : il aurait souhaité remplacer « juge pour enfant » par « juge pour mineur ». Non, l’enfant n’est pas mineur pour Jean-Pierre Rosenczveig.
Parlons un peu des appellations justement. Ce ne sont pas que des mots, on connait l’influence des mots sur notre manière d’aborder le réel. L’ancien plus grand magistrat de France me fait réaliser une chose : il n’existe pas à proprement parlé de ministère de l’Enfance en France. Il n’y a qu’un ministère de la famille. L’un des thèmes majeurs de Hollande pendant sa campagne, c’était la jeunesse. Résultat : « Il arrive au pouvoir et il nous fait un ministère de la Jeunesse et des Sports » qui arrive en 8e position dans l’ordre protocolaire.
Un sous, sous ministère en somme… « C’est une connerie politique » nous dit Rosenczveig. Au lendemain des « évènements de janvier » comme on les appelle, François Hollande affirme qu’une partie de la jeunesse de France est en grande difficulté. À ce moment, l’ancien juge pour enfants, dont l’opinion et la présence pèsent encore largement dans le débat public, suggère « à Taubira et aux autres » que le Premier ministre soit désigné comme ministre en charge de l’enfance, et même, permettez-lui de rêver, que ce ministère de la jeunesse devienne ministère d’État.
« Mais personne ne m’a écouté » regrette-t-il. Adapter le gouvernement, la politique, à son époque, aux enjeux majeurs de l’époque. Voilà ce qu’il manque à la jeunesse de France. Il rappelle qu’en 81, Mitterand créait un ministère du temps libre. Aujourd’hui, alors que le mouvement politique entame un travail de simplification sur tous les bords, un tel ministère nous ferait sourire. Mais Mitterand avait compris à l’époque qu’une grande partie du temps serait plus qu’un temps de travail, et que ce temps, il fallait l’occuper, l’encadrer, l’assumer. Il avait identifié des objets de politiques publiques. Il avait fait du loisir, du temps libre, un objet de politique publique.
« Je n’ai jamais rompu avec le bain de la justice »
La question que se pose aujourd’hui l’ancien magistrat, revient à se demander si François Hollande, et ceux qui lui succéderont, sont prêts à identifier l’enfance, la jeunesse comme un réel enjeu politique, une préoccupation centrale du pays ? Aujourd’hui, puisque la France ne l’écoute pas, Jean-Pierre Rosenczveig est parti s’engager sur d’autres fronts. « Je n’ai jamais rompu avec le bain de la justice » explique-t-il. Maintenant, il tente de mettre en place une politique de l’enfance aux côtés des ministères en Roumanie, en Côte d’Ivoire, en Algérie où les missions s’avèrent bien différentes selon les contextes.
Celui qui fut classé par la Revue Challenge parmi les 150 personnes les plus importantes de France : « une connerie journalistique » avoue-t-il en souriant, celui qui refusa la Légion d’honneur en 2000, est bien loin de s’arrêter. « À l’époque, c’était la gauche qui était au pouvoir. Je ne voulais pas me faire récompenser par des copains. Si Sarkozy me l’avait donné, là j’aurai accepté ! »
Ces derniers mois, l’ancien juge pour enfant valse entre des cours à la fac, des interventions à l’Unicef, il va de conférence en conférence, intervient dans des établissements scolaires, est membre des défenseurs des droits, anime des jeux, représente l’Uniopss (Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux), voyage entre la Roumanie et l’Algérie… « Ça ne peut pas se terminer parce qu’une décision administrative m’a rayé des cadres le 30 juin 2014. Je pète le feu ! » s’exclame-t-il. Boulimique ? En rigolant, il me dit frôler les 130 kilos.
Rencontrer Jean-Pierre Rosenczveig, c’est arrêter de sourire bêtement ou de se consterner quant à la décision du Conseil de l’Europe au sujet de la fessée. Parce qu’elle permet d’aborder la question de la violence, de l’autorité, et donc de la protection de l’enfant, même la fessée devient, symboliquement, un enjeu politique majeur. « On ne peut pas dire blanc, et faire gris » dit-il.
Rencontrer Jean-Pierre Rosenczveig c’est comprendre que ceux qu’il appelle « les gosses du tribunal » attendent le gouvernement au tournant. Mais pas qu’eux. La jeunesse entière l’attend. Et en a marre de l’isolement. Et la jeunesse, ce n’est pas seulement la jeunesse des quartiers comme on l’appelle. C’est tous ceux qui sont aussi oubliés, isolés : comme les 10 000 jeunes handicapés qui ne sont pas scolarisés. Pour l’ancien juge d’enfant, il faut s’engager à être plus que jamais présent, à renforcer la présence sociale. Par le service civique ? Il répond que pourquoi pas. Ça serait pour lui un excellent moyen de recréer un lien. Et pas n’importe quel lien, pas celui des policiers ; mais un lien social. Une présence humaine. Surtout maintenant. Avril-juin, c’est la période cruciale qui peut, qui doit, préparer un été serein.
Alice Babin

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