Le Bondy Blog : vous venez de perdre votre CDI dans un hôpital privé, après avoir témoigné dans l’émission Envoyé Spécial sur les coulisses d’un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, ndlr) où vous aviez travaillé. Qu’est-ce qui vous a fait penser que les deux événements étaient liés ?

Hella Kherief : En juin 2018, j’ai commencé à travailler comme aide-soignante dans cet hôpital. En août, on m’a proposé un CDI que j’ai accepté avec joie parce que je me sentais bien dans l’établissement. Jeudi 20 septembre, l’émission Envoyé Spécial a été diffusée. Je ne travaillais pas ce jour-là ni le lendemain. Vendredi 21 septembre, j’ai reçu un coup de téléphone de ma cadre de santé, qui m’a demandé de venir la voir le lundi 24 au matin pour un entretien au sujet de ma période d’essai. Ca m’a étonnée, car lorsque j’ai signé mon contrat, on m’avait assuré qu’il y avait une période d’essai mais qu’il n’y aurait pas de problème. Quand j’ai vu la cadre, elle m’a dit que l’hôpital mettait fin à ma période d’essai et à mon contrat. Je suis tombée des nues. Quand j’ai demandé pourquoi, elle m’a répondu que l’hôpital n’avait pas à se justifier et que c’était une décision du directeur. C’était surprenant, surtout que je venais de travailler le week-end ! J’en ai donc conclu que c’était à cause de l’émission. Pourtant, je dénonçais un Ehpad privé, pas un hôpital… Mon avocate espère arriver à une entente à l’amiable. 

J’ai été licenciée pour insubordination : j’avais demandé trois couches supplémentaires pour une résidente qui souffrait d’une infection urinaire

Le Bondy Blog : Ce n’était pas la première fois, vous aviez été déjà été licenciée après une autre prise de parole dans les médias…

Hella Kherief : J’ai fait des vacations pendant deux ans pour le groupe Korian. J’ai plusieurs fois dénoncé les dysfonctionnements, la mise en danger des résidents, des salariés. J’ai alerté l’Agence régionale de santé, l’inspection du travail… Le 6 décembre 2016, trois jours avant la diffusion d’un reportage sur France Culture où je dénonçais les conditions de travail dans l’Ehpad, j’ai été licenciée pour insubordination : j’avais demandé trois couches supplémentaires pour une résidente qui souffrait d’une infection urinaire alors que le maximum était de trois en journée… Quatre mois plus tôt, mon entretien d’évaluation indiquait pourtant que j’étais un très bon élément, moteur, qui aime sa profession. Comment passe-t-on de ça à l’insubordination ? Nous avons été quatre collègues à témoigner dans l’émission et quatre à être licenciées en presque deux mois.

Le Bondy Blog : Vous avez témoigné de graves dysfonctionnements dans la prise en charge des personnes âgées dans les Ehpad privés. Qu’est-ce qui explique ces dysfonctionnements, un problème d’éthique ?

Hella Kherief : Je pense qu’il n’y a plus d’éthique dès qu’il y a un but lucratif dans la santé. Ils gaspillent pour construire des palaces… Les personnes âgées, c’est de l’or gris. Dans les Ehpad privés, il n’y a que le chiffre qui compte, on le voit : l’alimentation est rationnée, on calcule pour qu’une entrée fasse 50g, un plat 100g… Un jour, j’ai servi des pommes noisettes à la louche aux résidents. J’ai tout servi et il manquait six assiettes. Je suis allée en demander au cuisinier qui m’a répondu qu’il n’y en avait plus : il aurait fallu se limiter à 5 pommes noisettes par personne. Je n’ai pas appris à travailler comme ça. 

Ces personnes âgées sont des personnes qui se sont battues pour nous, ont travaillé toute leur vie, on ne peut pas les remercier comme ça, ce n’est pas juste. Quel modèle de société va-t-on laisser à nos enfants?

Le Bondy Blog : Comment viviez-vous ce genre de situation au quotidien ?

Hella Kherief : Mon métier, c’est d’accompagner vers une fin de vie digne. Ce n’est pas un métier qu’on fait pour l’argent : on est payé 1 200 euros net par mois. Mais ne pas pouvoir demander une couche quand je sais qu’un résident est trempé, ne pas avoir le temps de donner une douche et se contenter d’une toilette rapide parce que c’est l’heure du repas, cela pèse beaucoup sur la conscience personnelle et professionnelle. Dans les Ehpad publics ou associatifs, ce genre de choses se voit rarement, les résidents mangent à leur faim – et pourtant, ces établissements manquent eux aussi de moyens. Dans les Ehpad privés, avec tous les bénéfices qu’ils font, on a l’impression de travailler dans une usine, de devoir ranger les gens dans des cases alors que les résidents ont besoin qu’on prenne soin d’eux. Ils sont là pour mourir : on ne peut pas les accompagner comme ça, ce n’est pas possible. Ces personnes âgées sont des personnes qui se sont battues pour nous, ont travaillé toute leur vie, certains étaient médecins, professeurs, scientifiques… on ne peut pas les remercier comme ça, ce n’est pas juste. Quel modèle de société va-t-on laisser à nos enfants?

Le Bondy Blog : Les Ehpad privés où vous avez travaillé font-ils pression sur les salariés pour éviter qu’il ne témoignent ?

Hella Kherief : Les salariés ont peur d’être licenciés, le licenciement est facile. Ces établissements sont des boîtes à fric, et le licenciement, les procédures aux prud’hommes, ça peut briser des vies de famille. Ca peut aussi servir d’avertissement pour les salariés. D’ailleurs, il y avait eu des départs, mais on ne savait pas, on ne se racontait pas qu’on rentrait chez nous en pleurant. Une collègue m’a appris hier que si elle était partie, c’était parce qu’elle avait démissionné pour fuir cette réalité. La loi du silence règne. 

Le Bondy Blog : Est-il possible de faire son travail correctement dans ces Ehpad privés ?

Hella Kherief : Cela m’est arrivé de prendre sur mon temps de pause pour pouvoir faire des animations, emmener les résidents au loto par exemple, quand ma collègue n’avait pas le temps de le faire. Les résidents étaient très contents d’y aller. En fait, la méthode est sournoise : on n’aide pas les salariés à faire mieux mais on ne leur interdit pas de faire des heures supplémentaires non rémunérées. J’ai deux enfants, nous avons des familles. Je ne compte pas le nombre de fois où je suis rentrée tard chez moi, ça m’a valu une séparation. Il n’y a pas assez d’employés, alors on se retrouve avec des résidents pas changés, souillés, qui doivent attendre… Personnellement, je préférerais mourir avant d’aller dans ce genre de maison de retraite.

Les familles aussi ont peur des représailles si elles parlent, elles craignent qu’on fasse la misère à leur papa ou leur maman

Le Bondy Blog : Les familles des résidents en Ehpad privés ont-elles conscience des difficultés que vivent leurs parents et proches ?

Hella Kherief : Je pense que la société ne se rend pas compte. Les gens ne peuvent pas garder leurs parents chez eux, ce sont des personnes qui ont besoin d’une prise en charge, de soins. En les mettant en maison de retraite, ils se disent qu’on va s’en occuper, les chouchouter. S’ils étaient confrontés à la réalité, je pense qu’ils seraient choqués. Mais ça fait des années que tout ça passe inaperçu. Aujourd’hui, on voit que les familles prennent conscience de ce qui se passe, elles sont plus présentes auprès de leurs parents en maison de retraite. Les familles aussi ont peur des représailles si elles parlent, elles craignent qu’on fasse la misère à leur papa ou leur maman. Mais ils essaient d’être plus vigilants, ils font plus de remarques à la direction.

En n’agissant pas, le gouvernement cautionne le fait qu’on se fasse de l’argent sur la santé et surtout sur la fin de vie

Le Bondy Blog : En témoignant, qu’est-ce que vous espérez déclencher ?

Hella Kherief : Il faut vraiment un débat au gouvernement sur la question des Ehpad privés. En n’agissant pas, le gouvernement cautionne le fait qu’on se fasse de l’argent sur la santé et surtout sur la fin de vie. Le plan Ehpad prévu pour l’an prochain ne suffit pas. Il faudrait que l’Etat impose aux Ehpad privés d’embaucher plus, à leur charge, pas à celle du contribuable… Et il faudrait aussi que l’Etat investisse dans les Ehpad publics.

Je suis blacklistée pour un métier que j’exerce par vocation

Le Bondy Blog : Après la perte de votre CDI, d’autres opportunités d’emploi vous ont été refusées…

Hella Kherief : Le 24 septembre, une agence d’interim m’a proposé une mission, que j’ai acceptée. Quelques heures plus tard, j’avais accès à l’établissement et la direction a demandé à faire le point avec moi. J’étais contente : c’était la première fois qu’un établissement prenait le temps de faire un point à l’arrivée. J’ai donc attendu de voir la cadre. Au bout de 25 minutes, elle est venue me dire qu’elle reviendrait dans quelques minutes et que le point allait être rapide. Mais un peu plus tard, elle est sortie de la salle de réunion, m’a regardée en silence et est rentrée de nouveau pour ne plus jamais ressortir. L’agence d’interim m’a alors rappelée pour annuler ma mission, en me disant de ne pas chercher à comprendre. Depuis, je ne reçois plus aucune mission : je suis blacklistée pour un métier que j’exerce par vocation.

Le Bondy Blog : Aujourd’hui, où en êtes-vous ?

Hella Kherief : Je suis déboussolée, choquée. Je me suis inscrite au chômage. J’ai besoin de prendre un peu de temps. J’ai peur aussi d’aller voir d’autres maisons de retraite et qu’elles me refusent – alors qu’il y a une énorme pénurie d’aides-soignants dans les Bouches-du-Rhône, où je vis.

Je ne regrette pas du tout ce que j’ai dénoncé. Si c’était à refaire, je le referais de la même manière, car maintenant le débat est sur la table, la parole s’est libérée

Le Bondy Blog : Regrettez-vous votre décision de témoigner ?

Hella Kherief : Je ne regrette pas du tout ce que j’ai dénoncé. Si c’était à refaire, je le referais de la même manière car maintenant le débat est sur la table, la parole s’est libérée. Avant, on dénigrait les aides-soignants, on avait l’impression que les problèmes de prise en charge étaient de leur faute. J’ai reçu énormément de témoignages et de soutiens, c’est une véritable prise de conscience des citoyens français.

Le Bondy Blog : Quels sont vos projets pour la suite ?

Hella Kherief  : Trouver du travail ! Et je continuerai volontiers à intervenir pour défendre et soutenir les salariés des Ehpad. En tout cas, je ne baisse pas les bras, ça c’est sûr.

Propos recueillis par Sarah SMAÏL

Crédit photo : capture d’écran, Envoyé Spécial, France 2

Pour écouter le témoignage d’Hella Kherief, voir le reportage « Maisons de retraite, derrière la façade », signé Julie Pichot et Vincent Liger dans Envoyé Spécial diffusé sur France 2

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