Il y a encore un an, A.V. et B.B. ne se connaissaient que de vue lorsqu’ils allaient chercher leur fils respectif à l’école Jules Ferry, située à une soixantaine de mètres de l’usine SNEM, société nouvelle d’eugénisation des métaux, spécialisée dans le traitement chimique de pièces aéronautiques notamment pour Airbus et Safran. « C’est en garde-à-vue qu’on a échangé nos prénoms », se souvient A.V. Une garde à vue de 48heures qui fait suite à leur interpellation du 27 septembre. Tous deux participaient  la manifestation pour la fermeture de « l’usine verte ». Tous deux clament depuis leur innocence et réfutent tous les faits de violence qui leur sont reprochés : « On est prêts à assumer nos actes mais pas ceux qu’on n’a pas faits !», s’exclame B.B. pendant qu’A.V. hoche de la tête pour acquiescer. « Si on nous jugeait pour entrave au travail des salariés, on comprendrait ».

Ce n’est pas un acte militant mais plus un acte paternel

À la sortie de l’audience le 6 mars dernier, B.B. était bouleversé et avait refusé tout commentaire. Désormais, lui et A.V. acceptent de se raconter un peu. A.V. est un habitué des manifestations. B.B., lui, n’avait pris part qu’à une seule, celle de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2002 contre le Front National. « Cette expérience, c’est un peu mon dépucelage du militantisme », lance-t-il dans un sourire à A.V. Pourtant, des deux, c’est le moins expérimenté des mobilisés qui risque une peine de quatre mois de prison avec sursis. « Pourtant, quand je me suis engagé pour la fermeture de l’usine, je ne voyais pas ça comme un acte militant mais un acte paternel ». Le procureur a demandé l’abandon des poursuites pour A.V.

B.B. est papa d’un garçon de six ans. Son épouse va bientôt accoucher de leur deuxième enfant. Aujourd’hui barman de profession, l’homme de 33 ans a d’abord fait des études de droit à la faculté de Nanterre. À 21 ans, il passe le concours du Centre régional de formation professionnelle des avocats (CRFPA) qu’il obtient sans toutefois rejoindre l’école : « J’étais un enfant, je ne me voyais pas plaider à 22 ans ».  Semi-professionnel via le club de rugby de Suresnes (92), il décide de mettre le droit de côté pour se consacrer à sa passion, les arts du spectacle. C’est en 2013 qu’il s’installe à Montreuil avec sa compagne.

A.V., lui, s’y est installé en 2008 après avoir validé le concours de professeur des écoles. Originaire d’Avelin, commune de la banlieue lilloise où il est né en 1978, A.V. se souvient encore de sa première manifestation, à 15 ans, alors que sa vie était rythmée par la musique et le football. « J’étais en seconde et on s’était mobilisé contre le contrat d’insertion professionnel (CIP). Notre prof de français nous avait encouragés à manifester. Un peu contre l’avis de nos parents d’ailleurs », sourit-il. Le bac en poche, c’est en faculté de géographie que sa fibre écologique se développe. En 2003, A.V. débarque à Paris où il est embauché en emploi-jeune comme enseignant dans une école Montessori. Il se syndique alors à SUD 93 et Solidaires. Puis A.V. décide d’aller voir du pays : il part un an sillonner l’Amérique latine et enseigne ensuite le français pendant deux ans dans une école privée à Rabat, au Maroc. C’est après ces expériences « riches politiquement », qu’A.V. revient s’installer à Montreuil après avoir passer le concours d’enseignant.

 Ce n’est pas le grossier clash entre bobos et ouvriers comme on voudrait le caricaturer

Ce n’est pourtant qu’en mai dernier qu’A.V. et B.B. décident de s’engager dans la lutte contre la Snem. « Je passais souvent les weekends dans le parc Jean-Moulin, classé zone Natura 2000, et je voyais cette usine, se souvient A.V. Mais elle semblait presque abandonnée car il y avait peu d’activité. J’avais déjà remarqué combien elle était délabrée…» B.B. enchaîne : « Moi c’est pareil mais on se disait que s’il y avait un risque, on aurait été informés. On sait que Montreuil a un passé industriel et ce n’est bien sûr pas parce que le nombre de résidents augmente que les usines doivent disparaître », tient-il à souligner. « Ce n’est pas le grossier clash entre bobos et ouvriers comme on voudrait le caricaturer ».

C’est lors du conseil de l’école maternelle, en mai 2017, qu’ils apprennent que la santé de leurs enfants est en jeu, avec notamment la détection d’un 3è cas de leucémie sur un enfant de la rue des Messiers où se trouve l’usine. A.V. et B.B. décident alors de se mobiliser. B.B. fait partie des riverains qui interpellent le maire PCF de Montreuil, Patrice Bessac, alors qu’il arpente le quartier en juin dernier. « On s’est aperçu que personne n’était informé, la mairie n’était au courant de rien sur les normes de l’usine et nous renvoyait vers la préfecture qui mettait du temps à répondre. Les professeurs n’étaient conscients de rien sur le danger que cela représentait pour les élèves », détaille B.B.

Blocage de l’usine en septembre 2017

La suite des évènements ne fait que les alarmer davantage et conforte leur engagement. Le 10 juillet, A.V. fait partie des riverains qui visitent l’usine avec deux élues de Montreuil. « Il pleuvait et on avait les pieds dans l’eau !, raconte-t-il. Je pensais qu’ils nettoyaient mais en fait il pleuvait dans l’usine à cause des fuites ». L’usine sera placée en procédure de sauvegarde début août. « Pendant l’été, on s’est dit que si l’usine restait ouverte à la rentrée, on ne mettrait pas nos enfants à l’école, se rappelle B.B. Mais la rentrée c’est trop sacré ! On a donc décidé de bloquer l’usine ». Du 4 au 6 septembre, des riverains se tiennent devant l’usine pour réclamer sa fermeture. B.B. et A.V. se souviennent de ces premiers blocages comme des mobilisations « détendus ». Le 6 septembre, 12 cars de CRS sont envoyés pour évacuer la dizaine de manifestants. « Apparemment, on empêchait de faire sortir des pièces importantes qui devaient aller à Toulouse, témoigne BB. Tout s’est passé sans aucune violence ». Le 27 septembre, un nouveau rassemblement est décidé. « On n’arrivait pas à décider de retirer les enfants de l’école. Et puis une directive européenne, la directive REACH, venait d’interdire partiellement l’utilisation du Chrome VI, sauf dérogation ». La dérogation a été obtenue par la Snem.

Unité et désillusions

Les souvenirs qui restent aux deux interpellés du 27 septembre sont ambivalents.« J’ai ressenti une unité très forte, qui a perduré jusqu’au rassemblement de soutien le jour du procès, décrit B.B. Je me souviens, lorsque les policiers m’ont arrêté et placé dans la cour de l’usine, qu’un salarié est venu me voir en pleurs en disant que malgré nos désaccords, ça ne devait pas se passer comme ça. Ca m’a conforté dans l’idée qu’ensemble, collectivement, on peut tout faire. Mais c’est aussi un moment de fortes désillusions, où beaucoup de mes convictions ont été balayées, explique B.B. Je pensais naïvement que l’avis et la protection des habitants étaient deux choses primordiales pour les politiques. Et c’est aussi là que j’ai pu observer la construction de la répression policière ». Lors du procès, l’avocate des deux prévenus, Me Irène Terrel avait rappelé qu’une source de la préfecture avait prévenu le collectif de riverains qu’il y aurait des interpellations préméditées le 27 septembre. « Le but n’était-il pas de faire dégénérer cette mobilisation ?», avait questionné tout haut l’avocate.

Après les 48h de garde à vue, B.B. est confronté au policier qui les accuse de violence : « Au début, il me disait qu’il était sûr que c’était moi qui lui avait fait mal. Après une heure, il disait que c’était peut être moi et que je ne l’avais sans doute pas fait exprès. Il m’a même dit qu’il comprenait notre combat et nous nous sommes serrés la main ». Dans les témoignages des autres policiers, si la blessure est attestée, personne ne sait d’où est parti le coup.

On vit un peu avec une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes

En attendant le délibéré, la mobilisation se poursuit pour A.V. et B.B. mais avec quelques conséquences. « Je n’étais pas retourné manifester avant jeudi 22 mars, confie A.V., par peur d’être au mauvais endroit, au mauvais moment ». Pourtant, lors de son passage devant le juge des libertés, alors que le procureur demandait un contrôle judiciaire jusqu’à l’audience du 6 mars, le juge, lui, avait encouragé A.V. et B.B. à continuer de manifester, leur rappelant ce droit fondamental. « La période judiciaire prend beaucoup de temps. On vit un peu avec une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes depuis plusieurs mois », poursuit A.V.

Les deux Montreuillois comptent fermement sur leur relaxes mais voient aussi au-delà. « Si la qualification de rébellion est retenue, alors ça veut dire qu’il y a rébellion dans chaque manifestation !», s’insurge BB. Leur regard et leurs pensées se portent aussi au-delà du procès. « La fermeture de l’usine ne saurait tarder mais ce n’est qu’une première étape ! Les salariés doivent être reclassés », affirme A.V., qui souligne que le collectif de riverains soutiendra le salarié licencié en septembre dernier qui passera devant les Prud’hommes en septembre prochain.« Le 12 avril, c’est la date du jugement de la liquidation judiciaire de la Snem. On espère que les salariés s’en sortiront le mieux possible. Et il faut aussi que les grosses compagnies, comme Airbus et Safran, paient. Sans quoi, la victoire ne sera pas totale. Ce sont elles qui doivent prendre en charge les salariés et la dépollution du site ! »

Amanda JACQUEL

Mise à jour ce mardi 3 avril : A.V. et B.B. ont été relaxés par le tribunal de Bobigny pour les faits de violence. En revanche, B.B. a été condamné pour rébellion à deux mois de prison avec sursis et le paiement de 500 euros au titre du préjudice moral au policier plaignant.

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