Noailles, riche de ses commerces et de sa population cosmopolite, est un quartier mythique de Marseille. En 30 ans, son visage a bien changé en raison de la politique de gentrification décidée par les pouvoirs publics et a peut-être perdu un peu de son âme. Le Bondy Blog est allé à la rencontre de ceux qui font la vie de ce bout de la cité phocéenne. Reportage.

« Noailles, c’est le cœur de Marseille », me confie en arabe Abdessalam, un marchand proche de la retraite qui admire le même panorama depuis près de 30 ans. Comme lui, dans ce quartier qui bouillonne depuis cinq siècles en plein centre-ville, ils sont des dizaines à faire comme si la grande distribution n’existait pas.

Noailles, c’est l’histoire d’une petite rue qui n’a cessé de grandir au rythme des immigrés qu’elle accueillait dans son Grand Hôtel jusqu’à devenir le quartier le plus populaire de la ville. Le réduire à un simple « quartier algérien » comme le font souvent les Marseillais, c’est lui contester une majeure partie de son cosmopolitisme. Rue d’Aubagne, par exemple, des commerçants marocains, algériens, comoriens, sénégalais, arméniens et libanais se mélangent comme l’odeur de leurs épices.

Charly Pizza : une histoire d’amour, de famille et de cuisine

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« Charly Pizza », quartier Noailles, Marseille.

Chacun de ces commerces est le récit d’une vie ou de plusieurs, le souvenir d’un parcours et d’un métier appris ou transmis. Et parmi ces hommes et ces femmes qui font palpiter le cœur de la vieille ville, on trouve de véritables institutions. On pense au Père Blaise, une célèbre herboristerie située Rue Méolan, à la toute discrète et pourtant très réputée Boulangerie Libanaise. Ou encore à Charly Pizza qui jouit d’une immense popularité dans la ville et d’un taux de fréquentation que ni les Domino’s Pizza ni les McDonald’s qui se sont installés à proximité n’ont su ébranler.

Pour apprendre à connaître le quartier Noailles au prisme de celles et ceux qui l’ont fait, nous prenons quelques cafés avec Charly fils et Nabiya, sa mère, qui est à l’origine de la pizzeria. Elle nous raconte qu’il y a un peu plus d’une trentaine d’années, elle était simplement venue faire le ménage dans l’appartement du dessus, elle ne savait ni lire ni compter. Et puis Charly père, le patron de ce qui était alors un magasin de beignets, l’a repérée, l’a embauchée avant d’en tomber amoureux. Tout cela dans un ordre qui reste à déterminer : « Charly Pizza, c’est mon bébé. Je l’ai nommé et quand je suis arrivée, j’étais la seule musulmane et même la seule femme qui travaillait dans ce quartier d’hommes. J’ai dû m’imposer« , nous confie-t-elle.

« Tata Nabiya », aussi célèbre que Notre-Dame de la Garde

Trente-trois ans après, force est de constater qu’elle a plus que réussi. Dans la cité phocéenne, le visage de « Tata Nabiya » rivalise avec le succès de Notre-Dame de la Garde. Et quand on l’interroge sur son secret, elle nous parle rapidement du prix de la pizza et de la qualité de sa pâte, et plus longuement de savoir-vivre. « Le sourire, c’est très important. Je ne veux pas qu’on ait un sourire commercial mais sincère ». Aujourd’hui, c’est le jeune Charly qui reprend l’entreprise familiale. La seule chose que lui demande sa mère, c’est de respecter les clients et de ne pas « tout changer avec des machines ».

Chez les clients justement, le sourire, le goût et l’aspect artisanal semblent très appréciés. Mais ce qui attire davantage, c’est le prix. Avec des quatre fromages à partir de 4 €, Nabiya propose de loin les pizzas les plus abordables de la ville. « Pour nous, la marchandise augmente, mais on n’a pas augmenté les prix parce que les moyens de nos clients, eux, n’ont pas changé. Il y a beaucoup d’étudiants, de chômeurs… « , explique-t-elle.

« Mon loyer n’a pas changé mais la taxe d’habitation est passée de 900 à 1 200 euros pour un T2 »

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Le marché des Capucins, quartier Noailles, Marseille.

Si Charly Pizza peut proposer des prix aussi abordables, c’est aussi parce qu’ici pratiquement tout est local. Les sourires viennent du cœur, la farine et le fromage de la région et les légumes du marché sur lequel donne la pizzeria. « Chaque matin, j’achète chez l’un ou chez l’autre pour ne pas faire de jaloux », plaisante Nabiya. Mais une ombre plane sur le tableau : le quartier est en proie à une brutale gentrification. La mairie veut construire un hôtel de luxe de 80 chambres : un centre de beauté et de soins au sous-sol, une brasserie au rez-de-chaussée et un bar lounge au dernier étage sont prévus. Cette construction risque fort d’être en décalage radical par rapport au reste du quartier alors la mairie s’active pour le « reconquérir » selon ses propres termes. Le marché des Capucins, vieux de plusieurs siècles, est voué à disparaître tandis que les habitants reçoivent chaque année des taxes d’habitations invraisemblables synonymes de « dégagez d’ici« .

Nabil, 27 ans, est l’un d’entre eux. Ce chauffeur-livreur habite à Noailles depuis cinq ans. « Mon loyer n’a pas encore changé mais la taxe d’habitation que je reçois augmente chaque année. L’année dernière c’était 900 euros. Cette année, c’est 1 200 euros pour un T2 ! Ces prix sont fous, ils veulent ouvertement nous chasser de Noailles vers les quartiers nord ». Pourtant, le long du marché, les menaces de changement ne sont guère prises au sérieux. Hamid, 37 ans, s’en moque ouvertement : « Comment tu veux qu’ils nous virent ? Avec la police ? Elle n’arrive même pas à attraper les trois pauvres vendeurs de cigarettes de contrebande qui traînent ici. Je lui souhaite bonne chance… »

Dans ce quartier, les conversations naissent naturellement et s’éternisent facilement. Au fil des rencontres, nous avons senti un attachement viscéral au lieu, mais aussi un certain malaise par rapport à un âge d’or perdu où le quartier était encore plus vivant et mieux entretenu. Les lieux sont sales, c’est vrai : arêtes de poissons, os, restes de légumes, tout traîne par terre une fois la nuit tombée. Mais Noailles est un quartier chargé en émotions où il y a énormément de choses à manger, mais aussi à voir et à vivre. Les lieux et les gens semblent d’ailleurs trop vivants pour céder sous le poids de la gentrification mais il suffit d’un rien. Tata Nabiya ne dit pas autre chose : « Si on nous enlève le marché, nous on est morts, ne croyez pas… « 

Rachid ZERROUKI (Marseille)

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