Paris, l’une des plus belles villes du monde, la première dit-on même. Répertoriée mille fois dans tous les guides, autres blogs : Routard, Paris Bouge, Cheap & Chic, Lonely Planet, À nous Paris… Un jour, une rencontre qui rappelle la mort de sans-abris ces derniers jours dans la capitale. Récit.

À nous Paris… À nous Paris ? Nous qui ? À qui ? Et pour qui ? Modiano cherchait un jour Dora Bruder ; et les autres alors ?

Place des Rigoles, dans le XXe arrondissement de Paris. Cette place n’est pas répertoriée au patrimoine de l’UNESCO, ne figure pas encore dans les guides, mais pourrait-être bientôt nommée au patrimoine immatériel de l’humanité.

C’est la pause de midi, et malgré l’hiver, la place vit, rythmée par les coups de fourchettes gourmands des terrasses, le bruit de la chaise qu’on déplace pour laisser place à la poussette, les « pourquoi » hérissants des enfants en trottinettes. Il fait bon vivre ici.

Le sac en plastique rose du Monoprix commence à me scier les doigts ; soudainement, je suis interrompue. « Excusez-moi mademoiselle vous n’auriez pas une petite pièce pour manger ? »
 Expression banale, doux refrain parisien me direz-vous. Mais cette fois, la chanson ne sonne pas pareil. Je lève la tête. C’est une vieille dame, une femme âgée. Petite, cheveux longs, plats, grisonnants. Les pores de sa peau sont tout ouverts, c’est frappant. Ça doit plus respirer là dedans. Je crois qu’elle sourit : dents du dessus au complet, dents du dessous… y’en a plus.

Je plonge ma main dans mon sac ; vite, mon portefeuille. Je n’ai presque rien : « je n’ai presque rien madame ». Je lui tend soixante dix centimes. « C’est déjà ça mademoiselle ». Elle continue : « Je sors du bain-douche là, je suis toute propre, ça se voit que je suis toute propre, non ? » me dit-elle en remettant ses cheveux. Je connais ce bain-douche, au sous sol du Gymnase Pyrénées, le gymnase qui nous accueillait mes camarades et moi en primaire, et même au collège. Il y avait toujours des pauvres gens devant, assis sur des bancs, cachés derrière des sacs en plastique Auchan. Je me surprend à répondre. « Oui ça se voit que vous être propre madame, vous avez encore les cheveux mouillés » elle répond : «Oui, ca va sécher avec la rue. Il fait pas trop froid cet hiver ». Brusquement je comprend. Sortir-dehors-cheveux-mouillés-en-hiver, l’interdiction numéro une quand on est enfant. : « Oui. Quand il fait froid il ne faut pas ! » Et là, elle me dit : « Si, si si il faut mademoiselle. Il vaut mieux mourir vite, il faut mourir vite. »

Une sueur froide me monte des pieds à la tête, j’ai l’impression que je deviens toute pâle, des larmes froides vont sortir de mes yeux. Je crois que j’ai peur. Il serait peut être temps d’y aller.

Elle reste là face à moi, toute petite, les yeux grands ouverts. Ses paupières sont sèches, tirées, et ses yeux globuleux, comme ceux des aveugles, avec cet aspect mouillé. Elle a les yeux gris bleus, très clairs.
Bon allez, je me lance : « Vous êtes du quartier ? » question bête… à laquelle elle répond quand même. « Non, je viens de Gare de l’Est, par là-bas. » Gare de l’est ? Avec son gros sac en cuir noir craquelé et son sac en plastique percé ? « Mais, vous dormez où ? » Mais qui est-elle ?

« Je dors dans la rue ».

Et voilà. Elle l’a dit. Elle vit dans la rue. Et elle porte des bijoux. Trois colliers emmêlés autour de son cou ridé.
« Je ne l’aurai pas cru. Ils sont jolis vos colliers madame, vous êtes très coquette ». Mais qu’est ce qu’il m’arrive ? J’ai envie de regarder si les autres nous regarde. « C’est quelqu’un qui me les a donné hier. Je sors de la douche là, je suis toute propre. Ca se voit hein que je suis toute propre ? »

Oui, oui ça se voit. Elle continue, sans me quitter des yeux. « C’est ce qu’il y a de plus important : manger et être propre. » Je fait oui avec ma tête. J’ai toujours un peu peur. Je veux lui faire un dernier compliment et partir. Mon dos dégouline. Son malheur m’intimide. Je me lance : « Vous allez manger maintenant ? » Du tac au tac : « Oui. Une baguette et un fromage. Ca me fait trois jours. » Allez, encore un effort, je continue. « Mais, pourquoi les bains-douches d’ici si vous dormez vers Gare de l’Est ? »

C’est alors que se dessine sous mes yeux un nouveau plan de Paris. Le Paris des bains-douche, le Paris des pauvres gens, des gens qui veulent se laver ; de ceux qui survivent. « Je viens ici parce que Place des fêtes c’est pas bien, et Oberkampf ils l’ont fermé. Les Halles c’est sale. Et les hommes ils vous courent après. » Elle continue : « Vous avez une belle jupe blanche toute plissée mademoiselle. Ca revient à la mode ces choses là. » Je dis que oui. « Moi je travaillais dans la haute couture avant vous savez ». Et elle me raconte qu’ils l’ont virée, qu’en plus c’était des « truands ». « Paris ville de truands » elle dit. « Jamais un pantalon, jamais une robe offerte, rien ». Elle a travaillé jusqu’à 72 ans, mais ça, elle devrait pas me le dire, c’est un secret. Depuis elle vit dans la rue, ça fait trois ans. « C’est dur hein ? Mais qu’est ce qu’on peut faire. C’est pas normal vous trouvez pas ? Dites le moi mademoiselle que vous trouvez que c’est pas normal. » Je m’exécute : « Non ce n’est pas normal. »

Jupe, veste de tailleur assortie à la jupe, petite dentelle en dessous, les ongles très longs, un peu sales, mais bien limés. Elle me dit sévèrement : « Je suis moche. J’étais belle quand j’étais jeune, j’étais vraiment très belle. J’aurai pu faire des choses, mais j’ai pas su. J’ai regretté toute ma vie ». Je lui demande : « Vous avez eu beaucoup d’hommes ? » Elle sourit.
« Je ne suis pas bien coiffée, j’attend que mes cheveux sèchent».
Après elle ira s’acheter une baguette et un fromage, ou bien elle ira dans le métro. Ou au Mcdo, là bas, s’il veulent bien. « Celui des Pyrénées ? » « Ah non, pas celui là ! Celui de gare de l’est, là-bas ils sont gentils. Mais juste un quart d’heure sinon ils disent que je gène la clientèle. J’aurai été propriétaire j’aurai pensé pareil. pas vrai ? ». Non, pas vrai. « Vous habitez dans un beau trois pièce vous, non ? » me dit- elle. J’ai chaud à nouveau.

Je prend sa main. « Moi je trouve que vous êtes très belle madame ». Elle me dit que c’est le plus gentil des compliments.
 Je vais partir, nous nous serrons la main.
 Elle me donne rendez-vous ici, tous les samedi, sur cette même place, après son bain-douche. Tous les samedi, à la même heure.

Nous partons. Elle prend ses sacs, et en route.
 À nous Paris ? Mais « nous » qui ? Pas à tout le monde, ça c’est sûr.

Alice Babin

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