Dans la rue Pierre Reverdy, dans le 19e arrondissement de Paris, alors qu’à quelques mètres, les touristes se précipitent pour admirer la vue du bassin de la Villette, peu de gens se doutent de l’agitation qui frappe quatre familles victimes d’une procédure d’expulsion. La (mauvaise) nouvelle est tombée le 22 août 2017 : à l’origine, une plainte de leur bailleur, la RIVP (Régie Immobilière de la ville de Paris), transformée en décision de justice du tribunal d’instance qui ordonne l’expulsion de familles de leur logement et la résiliation de leur bail. Elles sont considérées comme étant impliquées, de près ou de loin, dans un réseau de trafic de stupéfiant au sein du quartier.

Selon la RIVP, cette demande est motivée par un « manquement grave des locataires à leur obligations d’user paisiblement des lieux loués, et de les occuper bourgeoisement en n’y exerçant aucun commerce et en s’abstenant en toute circonstance de tout ce qui pourrait troubler la tranquillité ou le repos des voisins ».

Le 28 août 2017, un courrier indique aux familles qu’à partir du 28 novembre 2017, celles-ci doivent quitter leurs appartements. Or, la trêve hivernale débutant 3 jours plus tard, un nouveau délai leur est accordé. Le 7 mai 2018, les familles sont averties d’une obligation de quitter les lieux au plus tard le vendredi 18 mai 2018 à 15 heures. Un coup de massue.

Chez la famille S. les cartons ont envahi les pièces de l’appartement

Trafic de stupéfiants

Sur les quatre familles, nous avons pu en rencontrer trois. La famille S. est la première à nous ouvrir les portes de son appartement. Irma, 26 ans, vit seule avec sa mère de 58 ans. Les parents ont emménagé en novembre 1985. Dans le logement, des cartons jonchent le sol. Le père, retraité âgé de 66 ans, vit au Mali depuis 2016, les autres membres de la fratrie ont quitté le domicile. Les deux femmes se retrouvent donc seules pour affronter ce départ prématuré. « Personne n’est venu pour l’instant, ni police, ni huissier, affirme Irma, très anxieuse. L’expulsion devait avoir lieu ce vendredi à 15 heures mais nous avons demandé un délai supplémentaire qui nous a été accordé. L’expulsion doit donc se faire lundi 21 à 16h. On devra rendre les clés au commissariat central, rue Erik Satie ». Week-end et lundi férié obligent, nous n’avons pu nous entretenir ni avec le bailleur ni avec la préfecture malgré nos tentatives.

L’histoire débute en juin 2014, année où une vaste opération de police est lancée dans la cité Pierre Reverdy pour démanteler le trafic de crack qui s’y exerçait. « Il y a eu une grosse perquisition dans le quartier, notamment chez nous où mon frère se trouvait à ce moment-là », raconte IrmaSelon un courrier du commissaire central du 19e arrondissement adressé au directeur de la division Nord de la RIVP le 21 septembre 2015 et que nous nous sommes procurés, 27 personnes ont été interpellées à la suite de cette opération. Dans cette missive, le cadre de la police explique que, depuis, « le trafic a cessé« . « En novembre 2015, mon frère a été condamné à sept mois de prison pour trafic de stupéfiants commis au sein de la résidence. Après ça, il est parti vivre ailleurs », précise Irma.

Perquisition et expulsion= « la double-peine »

Dans ce même courrier de septembre 2015, le commissaire central ne pointe du doigt qu’une seule famille, la famille B., qui elle aussi était sous le coup d’une expulsion mais qui a, depuis, quitté le quartier. Rien sur les quatre autres familles. Et pour cause, selon l’avocat de la famille S., Stéphan Zitzermann, « aucune drogue n’a été retrouvée dans la maison et toutes les liquidités ont été justifiées. Il s’agissait d’argent issu d’une tontine au sein de la communauté ». Par ailleurs, le conseil souligne que « les troubles ont cessé depuis plus de deux ans, que l’auteur des troubles, à savoir le fils de la famille S., a également quitté les lieux depuis plus de deux ans, que la famille n’est pas impliquée dans les délits commis par leur fils et que le logement loué n’a pas été utilisé à l’occasion du trafic de stupéfiant comme l’indique le procès-verbal de la perquisition de juin 2014 et le jugement de leur fils de novembre 2015″. Et de conclure : « L’expulsion aurait des conséquences graves pour cette famille qui vit depuis trente ans dans ce logement et qui aurait les plus grandes difficultés à se reloger ailleurs ».

Même inquiétude chez les deux autres familles. Houssein D., 82 ans, vit seul avec sa femme de 61 ans. Ces parents de cinq enfants soulignent que lors de la perquisition, ils vivaient déjà seuls dans le logement. « Ma femme a été menottée, amenée au poste de police. On leur a pourtant expliqué que nous n’étions que tous les deux », confie, d’une toute petite voix, l’homme âgé. Ce que confirme, Sarah, leur fille de 36 ans, habitant à Garges-lès-Gonesse : « La fratrie a quitté le domicile depuis une dizaine d’années. Personne ne comprend. Mes frères ne vivaient plus dans le domicile ».

Mina, 28 ans, une des filles de la famille D., raconte comment elle a vécu l’opération policière. « Au moment de la perquisition, nous étions quatre à la maison, mes parents, ma petite sœur et moi. Mes grands frères avaient déjà quitté le domicile familial depuis un petit bout de temps. Les policiers ont cassé les portes, ils ont mis à terre nos parents. Les insultes ont fusé. Ils ont porté atteinte à notre dignité. On ne comprenait rien. Nous, on n’avait rien fait ».

Traces de la perquisition dans l’appartement de la famille D.

Pour ces familles, l’intervention de la police est perçue comme une double-peine. « On ne comprend pas pourquoi nos parents doivent partir. Ils n’ont rien à voir dans cette histoire, s’exclame Irma. Où va-t-on aller ? Le bailleur nous met à la porte alors qu’on n’a rien fait, et en plus on va se retrouver à la rue ». Sa mère exprime elle aussi sa peur. « Je ne dors plus depuis quatre jours. Le tribunal, c’était déjà une épreuve en soit, c’est un univers qui m’est inconnu. J’ai vraiment très peur pour la suite. Ça fait 33 ans que je suis là. Je n’ai jamais eu de problèmes avec personne. Pourquoi devrais-je payer pour les bêtises de mon fils ? ».

« Ma mère est sourde et muette. Tout le monde la connaît. Les commerçants ont l’habitude de l’aider pour ses courses »

S’additionne à ce sentiment d’incompréhension, celui de la nostalgie. » Ici on était bien. Tout le monde était gentil ». 33 ans aussi que Houssein vivait ici. De nombreux voisins ont témoigné une grande sympathie envers ces familles. « On les connaît très bien. Mes parents habitent ici depuis 30 ans. Irma était animatrice à l’école de mon petit frère. Ce sont de bonnes personnes », confie Raja 16 ans.

Anis, un autre voisin, dit son « indignation » face à cette situation qu’il juge injuste. « Ces familles n’ont jamais eu de problèmes avec personnes. Certains de leurs fils ont fait des bêtises mais pourquoi le reste de la famille devrait payer ? ». Mina confie sa tristesse. « Notre porte était toujours ouverte ». Elle évoque les petites habitudes qu’avait acquises sa mère, lui facilitant la vie au quotidien. « Ma mère est sourde et muette. Tout le monde la connaît. Les commerçants ont l’habitude de l’aider pour ses courses. Ils savent déjà ce qu’elle veut quand elle vient chez eux ». Or, s’installer dans un nouveau quartier, refaire sa vie ailleurs, signifie pour la maman se reconstruire et repartir du début. « Franchement, je ne sais pas comment elle va faire. D’autant qu’elle est affaiblie par tout ça. Elle a perdu dix kilos depuis le début de ces histoires ».

« C’est une partie de nous qui s’en va »

Dans l’appartement de la famille D., la vie semble avoir pris la fuite : plus beaucoup d’effets personnels, pas de photos ou de bibelots. Seuls quelques meubles sont encore là, un lit et encore un peu de vaisselle dans la cuisine. À la différence de l’appartement de la famille S. : « Comment voulez-vous vider cet appartement en un week-end ? Il y a 33 ans de vie ici ! On vide au fur et à mesure. Ma mère essaye de faire le tri entre ce qu’on garde ou pas. Hier, elle est tombée sur une photo de ma petite sœur. C’est une partie de nous qui s’en va », rapporte Irma d’une voix tremblante. Sa sœur cadette est décédée il y a déjà 9 ans. « Vous savez ici, on est tous mains dans la main. Il y a encore un mois nous étions tous au mariage d’une fille du quartier. Tous comme une famille. Je suis triste qu’ils s’en aillent. Ce sont mes amies, ma deuxième famille », décrit une voisine.

Dans l’appartement de la famille D., tout a déjà quasiment disparu.

La famille S. a décidé de se battre en faisant valoir ses droits. C’est la seule famille à avoir fait appel de la décision. « Pour nous, ce n’était pas possible de rester les bras croisés. Cette décision est disproportionnée. Si mon frère était encore avec nous, et dans ce trafic, on n’aurait peut-être rien dit mais je vis seule avec ma mère », rappelle Irma. La jeune fille a constitué un dossier où elle y a réuni une pétition signée par 400 personnes, une quinzaine d’attestations de bon voisinage dont celle d’un commerçant affirmant que sans l’aide de sa famille son implantation dans le quartier il y a 15 ans aurait été difficile, des certificats médicaux attestant du handicap de sa mère et un courrier de son école d’éducatrice spécialisée où Irma étudie prouvant sa rigueur et son sérieux et précisant qu’une expulsion pourrait compromettre le passage de ses examens. « Je suis en pleine période d’examens. La semaine dernière j’ai eu partiel, j’ai piqué du nez durant mon épreuve. D’habitude je suis une élève studieuse. Mais là c’est trop difficile. Je ne me suis même pas présentée à mes oraux blancs », avance-t-elle, exténuée.

Ce dossier de 66 pages, Irma affirme l’avoir envoyé à deux reprises au préfet, qui n’aurait donné aucune suite à ses sollicitations. Elle a également pris contact avec l’adjoint au maire à la politique de la ville, Adji Ahoudian, qui plaide leur cause auprès de la préfecture. « J’ai valorisé les éléments en faveur de la famille S. auprès de la préfecture et du bailleur. La mère et la fille ne représentent aucun danger. On demande un jugement plus clément. On veut éviter une injustice ».

Problèmes de santé et souffrances familiales

La situation de la famille D. est d’autant plus alarmante que Houssein, le père de famille, multiplie les allers retours à l’hôpital. Victime d’un AVC en 2002, paralysé partiellement du côté gauche, il doit depuis 2012 subir une dialyse. « Ce traitement me fatigue beaucoup. J’ai mal au bas du dos. Pour aller à l’hôpital, une ambulance vient me chercher ». Houssein ne se déplace qu’à l’aide d’une béquille ou d’un déambulateur. Depuis le diagnostic d’une tumeur de la prostate, il subit une radiothérapie depuis plus d’une semaine.

Une lettre a été déposée au commissariat pour avertir de l’état de santé du père de famille. « Ils n’ont rien voulu savoir… Moi je suis en pavillon. Les sanitaires sont situés en haut, mon logement n’est pas adapté à son état de santé. Mon père a l’humilité de dire qu’il ne souhaite pas me déranger, lui estime avoir rempli son devoir de père », confie sa fille Sarah, avant d’éclater en sanglot.

Houssein D. 82 ans, victime d’un AVC en 2002, est depuis paralysé partiellement et placé sous dialyse depuis 2012. Il ne se déplace qu’à l’aide d’une béquille ou d’un déambulateur.

Selon les familles, le bailleur aurait un intérêt financier derrière ces expulsions. « Nos parents ont de grands logements mais ils payent d’anciens loyers, entre 400 et 500 euros, relatifs aussi à leurs revenus. Le bailleur veut reloger en appliquant les nouveaux loyers qui seront à plus de 1 000 euros. On ne voit que ça comme explication », justifient les enfants des familles S et D.

Lundi, dans la soirée, l’expulsion n’avait pas encore eu lieu. Un soulagement amer tant l’attente du moment tant redouté génère stress et anxiété chez les familles concernées. Irma pense déjà à l’après, elle se prépare pour l’appel de la décision de justice du 27 janvier qui ne suspend pourtant pas la procédure d’expulsion. « Je ne lâcherai pas. S’il faut en faire un combat, ce sera mon combat ».

Ferial LATRECHE

Crédit photos : Sara Sainz-Pardo et Labeena Kashem

Mise à jour à 10h30 : Les quatre familles ont été expulsées ce mardi à 6h du matin. La famille D. rapporte que leur porte a été défoncée. Houssein D. a quitté son logement « avec un seul sachet en plastique », indique sa fille. Huit agents de police se sont rendus dans le logement de la famille S. La mère était en « état de choc ». Aucune violence n’a été utilisée, indique la famille.

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