Pedro ressemble à n’importe quel jeune de son âge, Iphone à l’oreille, vêtements à la mode, il s’exprime dans un français impeccable. Seule une pointe d’accent espagnol vient trahir ses origines. Cubaines plus précisément. Une île qu’il a quittée en novembre 2005. Pedro aspire à mener une vie normale en France, quitte à y être clandestin. Une vie impossible à avoir à Cuba.

Comme il l’explique lui-même « un travail à Cuba ne te permet pas de vivre ». Cuba n’est pas seulement la patrie du mojito, des cigares, du Buena Vista Social Club et de Tony Montana. C’est aussi l’un des derniers bastions communistes du monde. Depuis l’arrivée des barbudos au pouvoir en 1959, la liberté d’expression y est de l’ordre de la science-fiction. Si l’esprit critique est sommé de se mettre en veille, l’esprit pratique a tout le loisir de se développer tant la débrouille est devenue un sport national pour améliorer le quotidien.

Sus aux clichés, Pedro n’est ni danseur, ni musicien, ni dissident. Il a étudié le français, l’anglais et l’allemand à l’université de La Havane. Il est imprégné de culture française. A tel point que lorsqu’il se tourne vers les associations de sans-papiers, la personne chargée de l’accueil à la Cimade à Paris, lui demande pour qui il vient. « Elle n’a pas cru que j’étais sans-papiers », explique Pedro. On lui explique que sa situation n’est pas assez précaire pour qu’on lui vienne en aide. Maîtrisant le français, la bénévole de l’association estime qu’il peut se débrouiller seul, que son cas ne relève pas de l’urgence. Il se qualifie lui-même de « sans-papiers atypique ». Il constitue néanmoins un dossier afin d’être régularisé. D’ailleurs il n’imagine pas son futur ailleurs qu’en France.

Pedro est le fils d’un gérant de restaurant d’Etat et d’une ancienne institutrice. Il confesse appartenir à « la classe moyenne de Cuba ». Même s’il ne manque de rien sur le plan matériel, il ressent une envie irrépressible de quitter son île trop clôturée. « Je m’ennuyais beaucoup, je ne voulais pas vivre à Cuba. » Il brûle de découvrir Paris et son cosmopolitisme. « Ce qui m’attire à Paris c’est cette surconsommation culturelle. J’ai alors envie de tout connaître, tout voir. » La France, il l’a entrevue du bout de la lorgnette pendant ses cours à la fac. « Les profs nous ont présentés une vision de la France assez complète, sûrement bourrée de clichés. Mais ils nous ont parlé de Dior et aussi du 93. »

Ses incursions fréquentes à l’Alliance française de l’île, achèvent de lui insuffler l’amour de la France. Ce bout de France en terre cubaine lui tourne la tête. Il y dévore les ouvrages français qui débordent des étagères de la bibliothèque. Il a ainsi un véritable coup de foudre (passé depuis) pour le roman « 99 francs » de Frédéric Beigbeder, peinture cruelle et cynique de la société de consommation. Ce qui ne le dégoûte nullement de la société occidentale.

Après le lycée, le jeune Cubain s’est engagé naturellement dans un cursus universitaire. Il s’inscrit en licence de langues étrangères (soit six années d’études équivalentes à un master). Et choisit d’apprendre l’anglais, le français et l’allemand. Le Lider Maximo est généreux avec ses ouailles, et comme le souligne Pedro, « tant que tu es étudiant, tout va bien ». En effet le gouvernement prend en charge la scolarité de l’étudiant de A à Z, soins médicaux compris. Et comble de joie, l’étudiant reçoit 20 pesos (soit 0,60 cts d’euros) par mois à titre de bourse.

Au-delà de ce tableau idyllique, les difficultés de la vie quotidienne se font cruellement sentir. Ainsi est-il obligé pour améliorer sa situation financière de donner des cours le dimanche matin à l’Alliance française pour la coquette somme de 400 pesos par mois (11 euros)*. Dans le cadre de son cursus, il doit payer de sa personne à l’université. En 4e année, il dispense des cours d’allemand et de français, soit 18 heures de cours par semaine. Une contribution généreusement payée 10 pesos par mois. En théorie, tout salarié avec un contrat de travail n’a pas le droit d’exercer une profession parallèle. De la théorie à la pratique, il n’y a qu’un pas.

Aussi Pedro me cite-t-il en exemple ces « médecins qui jouent les clowns pour les goûters d’anniversaire contre rétribution ou cette étudiante en philosophie qui tient un étal dans un marché pour arrondir ses fins de mois ». Son propre père puise allègrement dans les réserves du restaurant pour les revendre au marché noir.

Ces difficultés de la vie quotidienne sont mises en valeur par ce qu’il découvre lors d’un voyage inespéré de deux mois en France à l’été 2004. A Cuba, un prof français retraité et bénévole passe une année à l’université de La Havane. Touché par la curiosité et la soif d’apprendre de ces jeunes, il décide de récompenser les deux meilleurs étudiants par un séjour touristique et culturel tout frais payés en France. Lettres de motivations à l’appui et après un entretien, Pedro obtient facilement un permis de sortie temporaire au consulat de La Havane, sésame indispensable pour quitter l’île. « J’ai passé deux mois en France et j’ai kiffé. » Il visite le Mont Saint-Michel, Saint-Malo et Paris.

Deux faits l’ont interpellé durant ce séjour. Lors de son arrivée à l’aéroport, alors qu’il attend pour récupérer ses bagages, il se sent littéralement agressé par les publicités qu’il découvre pour la première fois de sa vie. Sa seconde confrontation avec la société de consommation, il l’a vit au supermarché. Une amie cubaine établie en France le met au défi d’acheter une bouteille d’eau dans ce supermarché aux rayons trop bien achalandés. Perdu, il découvre des dizaines de marques différentes. Et se rend compte que l’on peut devenir trop exigeant à force d’avoir un choix quasiment illimité. Ebahi par son séjour, il jure de s’installer en France dans l’avion de retour.

A sa fac de La Havane, un projet d’échange est lancé avec l’université d’Evry dans l’Essonne. Pedro saute sur l’occasion. Le projet d’échange tombe à l’eau, le recteur refuse de laisser des étudiants cubains partir à l’étranger de peur qu’ils ne s’y installent définitivement. Autant de cerveaux déjà formés qui seraient perdus. Pedro reste en contact avec les professeurs français venus à Cuba dans le cadre de cette coopération. C’est ainsi qu’il réussit à venir en France en tant qu’étudiant étranger.

Il obtient comme lors de son premier séjour assez facilement un permis de sortie temporaire, alors qu’il sait pertinemment qu’il va rester plus d’un an hors du pays. Il s’inscrit en master 1 de droit public international dans une fac parisienne. « Je suis arrivé en retard, au début j’étais perdu, je n’avais jamais fait de droit de ma vie, il y avait des termes que je ne comprenais pas. »

En parallèle, il travaille presque tous les soirs dans un bar cubain de Paris. Il y rencontre Filoména, la nièce du patron, danseuse dans une troupe de danses folkloriques latino-américaines. Ils vivent une histoire d’amour, il s’installe chez sa mère avec elle. Nous sommes en 2007, son visa arrive à expiration. Il se trouve à la croisée des chemins. Soit il poursuit ses études en France et s’engage dans une thèse, soit il rentre à Cuba, soit il se marie avec Filoména qui a la nationalité française. Amoureux, ils choisissent cette dernière option.

Il insiste sur le fait que c’est un vrai mariage qui couronne deux ans d’amour. « Pour moi c’est la femme de ma vie. » La cérémonie est programmée pour le 18 septembre 2007 (son visa expire la veille). Les papiers sont remplis, la visite médicale passée, les bans sont publiés, tout les détails sont réglés. Alors que Filoména s’apprête à commencer une tournée en Croatie et que Pedro doit la rejoindre pour les vacances, elle lui demande de ne pas venir. Deux jours avant de partir en Croatie, elle lui annonce qu’elle hésite et qu’elle doit réfléchir à cette idée de mariage. Partie, elle ne répond plus à ses appels. Et charge ses deux meilleurs amis de lui annoncer qu’elle ne désire plus l’épouser.

Désarçonné et malheureux, il abandonne son travail au bar cubain, quitte l’appartement. Et se retrouve sans titre de séjour, ni logement, ni même argent pour rentrer à Cuba. Pedro active alors son réseau et mise sur la solidarité de ses amis pour survivre. Il trouve par l’intermédiaire d’une amie un travail au noir en cuisine dans un restaurant cubain, vit à droite à gauche.

Cette situation précaire dure jusqu’à ce que Sylvia, l’amie venue en même temps que lui de Cuba, mariée à un Français, parle de lui à son patron. Il signe en avril 2008, un contrat à durée indéterminée comme agent de réservation dans une société de transports de touristes. Il souligne alors l’hypocrisie de l’Etat français qui autorise son patron à payer des taxes à l’URSSAF alors qu’il n’a pas de titre de séjour. Il a également un abonnement téléphonique pris par un ami puis mis à son nom sans que personne ne lui demande quoi que ce soit.

Ce même patron l’a aidé en signant des papiers pour favoriser l’obtention d’une carte de séjour. Pedro a choisi de passer cette fois-ci par la voie légale pour une bonne raison. Après la rupture avec Filoména, une connaissance se propose de contracter une union de complaisance. Il accepte malgré les risques encourus (cinq ans d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende). Il effectue de nouveau toutes les démarches. Précaution ultime, il se rend chez le notaire, car il ne veut pas être lié à cette fille et être solidaire de ses dettes. Celle-ci souhaite juste en échange une robe à 250 euros. Une semaine avant le mariage, elle se désiste. Echaudé par deux mariages avortés, Pedro ne souhaite plus passer par la case mairie.

Quant à son île natale, elle lui manque mais ayant passé plus de onze mois hors du pays il ne peut de toutes les manières y retourner qu’avec un visa de touriste. Il appelle ses parents et son frère, envoie des mails que sa famille lit par l’intermédiaire d’une amie journaliste ayant un accès à Internet. Pourtant il ne regrette rien et espère simplement que sa demande de papiers aboutisse, afin qu’il puisse réellement mener une vie normale. Même si au quotidien il ne craint pas les contrôles de police. Et à Paris quoi qu’il advienne, il garde un lien avec sa communauté d’origine. Il me raconte avoir récemment participé à une réception à l’ambassade de Cuba. « Les mojitos y étaient excellents », dit-il dans un éclat de rire.

Faïza Zerouala

*Le salaire minimum à Cuba est de 225 pesos soit 6 euros et 50 centimes.

Par souci d’anonymat tous les prénoms ont été changés.

Faïza Zerouala

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