#BESTOF Après la suspension de son permis de conduire, Toby*, 28 ans, habitant de la banlieue parisienne, a continué son activité illégale grâce au développement des applications mobiles de transport. Il raconte son quotidien de trafiquant à Mohamed Mezerai. Témoignage. 

Il est quasiment 22 heures ce samedi soir, quelque part en région parisienne. C’est « le jour », celui de la semaine où Toby* gagne le plus d’argent avec ses livraisons. Le jeune homme de 28 ans est scotché à ses trois téléphones, deux portables personnels et un pour les « affaires« , comme il dit. « Ce soir, j’ai plein de commandes. C’est une bonne tournée pour une fin de mois. D’habitude ça ‘charbonne’ beaucoup plus en début de mois quand les salaires sont tombés, mais en fin de mois, comme ça, c’est rare« . Toby n’est pas un livreur comme les autres. Il livre de la drogue : cannabis, cocaïne et autres stupéfiants. Pas n’importe comment. En Uber ou en Heetch.

Permis suspendu, Uber et Heetch depuis un an

A le regarder, on a du mal à imaginer Toby trafiquant. Calme, timide, voire réservé. Il faut avoir bien engagé la conversation avec lui pour commencer à le faire parler. Nous avons été mis en contact il y a quelques semaines. Il m’a fallu du temps pour qu’il puisse raconter ses activités. Ce jour-ci, c’est notre deuxième rencontre. « Quand j’ai commencé à bosser tout seul, je livrais avec ma propre voiture. Il y a un an, mon permis de conduire a été suspendu pour conduite en état d’ivresse« .

Pour Toby, pas question de risquer à livrer sans permis. « J’ai donc dû trouver une solution. Il m’est arrivé plusieurs fois de livrer en train. Tout ça s’est produit pile-poil avec l’arrivée d’Uber et de Heetch qui m’ont sauvé la vie. Depuis, je me sers de ces modes de transport sans préciser aux chauffeurs que c’est pour livrer bien sûr. Quoique parfois, j’ai déjà dû le dire quand le feeling était cool, le chauffeur n’en revenait pas ». Avec ces nouvelles applications de transport, il lui suffit juste de rentrer son adresse de départ, celles de ses clients et d’attendre l’arrivée du véhicule. Toby ne galère jamais à en trouver un. En plus de sa consommation, le client règle à son arrivée le transport aller-retour de Toby. Une sorte de note de frais.

« J’ai une devise : pas de crédits pour les bandits »

Ce soir-là, c’est en Heetch que Toby va rouler. Depuis quelques minutes, il textote sur un de ses téléphones. C’est son premier client de la soirée. Marcel*, 40 ans, expert-comptable, un fidèle parmi les fidèles. Tous les deux ont même tissé quelques liens. Marcel vit à l’opposé de chez Toby, dans les beaux quartiers de Houilles, petite ville des Yvelines. Il faut environ trente minutes pour le retrouver à son domicile. Marcel a l’habitude de commander de la drogue dure, celle qui rapporte le plus à Toby. Pendant le trajet, Marcel appelle son fournisseur pour savoir s’il arrive bientôt. « On est à 5 minutes »,  répond le chauffeur ! « C’est possible de rester trois, quatre minutes et de refaire le même trajet en sens inverse ? », lui demande Toby. Le trajet retour est validé. Il coûtera 60 euros à Marcel, en plus du tarif de sa consommation. Toby décrit Marcel comme quelqu’un de perdu, trop dépendant de « cette chose ».

Soudain, le téléphone « professionnel » de Toby sonne. C’est de nouveau Marcel. Le visage de Toby se ferme. « Non, non mec. Tu m’as fait venir en sachant ça, tu abuses ». Marcel est en manque mais il n’a pas assez d’argent pour payer tout ce qu’il a commandé. Il va jusqu’à proposer de donner l’Ipad de son épouse en échange. « Je fais demi-tour. Bonne soirée », répond Toby. Marcel le rappelle immédiatement : finalement il prendra une partie de la commande. « Là, ce soir, il m’a fait un coup. C’était une grosse commande et au final il prend moins de la moitié, je suis perdant. Je le connais, c’est un mec réglo, mais j’ai une devise : ‘pas de crédits pour les bandits’. Je l’ai déjà fait, il m’a toujours rendu, mais bien longtemps après. Ce n’est pas l’aider. Ce mec, je l’ai déjà vu hors livraison, je l’ai même accompagné un jour dans un centre de désintoxication. La drogue, ça va tuer son couple. Il est marié, il a des enfants. Il les prive parfois pour cette merde ». Cette « merde« , c’est pourtant lui qui la lui a livrée à domicile ce soir. Quand on lui demande si ce trajet était rentable, on comprend vite que pas vraiment. « Les 60 euros du chauffeur, je ne les lui ai même pas réclamés ce soir. Je me rattraperai plus tard, c’est un client fidèle, il me rappellera c’est sûr ».

Avant le deal, un BEP vente

Le deal, Toby a commencé à l’âge de 17 ans. Après le collège, il entre en BEP Vente qu’il obtient assez facilement. Mais une fois le diplôme en poche, il décide de tout arrêter : l’école, ce n’est plus fait pour lui, se dit-il. En réalité, c’est la drogue qui l’a poussé à cesser ses études. C’est pendant la deuxième année de son brevet d’études qu’il commence à dealer. Après des petits boulots, comme vendeur ou coursier, il découvre « l’argent facile« . « Avant de commencer, je ne connaissais vraiment rien à ça. Je ne fumais même pas, je ne consommais pas de drogue. C’était tout bénef pour moi. La plupart des dealers sont aussi des consommateurs réguliers, ils se tapent la moitié de la marchandise en conso perso ». Toby, lui, jure ne pas consommer, convictions religieuses obligent, argue-t-il.

Après quelques années à dealer « pour un autre », il créé son propre réseau. De sa formation, il garde les notions commerciales acquises et les réutilise pour ses « affaires » : fidélisation du consommateur, maîtrise du marché, vente à domicile, carnet d’adresse. Il se met alors à démarcher lui-même des fournisseurs qu’il appelle ses « sous-traitants« . Il veut être son « seul patron » mais ne veut faire de ce trafic son activité principale. Il continue alors à travailler en parallèle comme coursier, jusqu’à la suspension de son permis. « Ça fait plus de deux ans que je fais ça vraiment tout seul, je ne dépends de personne. Évidemment, j’ai quelques partenaires pour me fournir, mais sinon je travaille seul. Je ne fais pas ça tous les jours de la semaine, je connais mes limites et surtout je m’en fixe, c’est super important« .

Sa clientèle est fidèle. Toby confie vendre la plupart du temps aux mêmes clients. « Parfois, ils me recommandent à des potes ou des gens de passage, mais toujours dans la discrétion ». Qui sont-ils ? Quels profils ? « Il y a de tout : des hommes mariés, des jeunes rockeurs, des touristes, des blonds aux yeux bleus des écoles de commerce. Je pars sur une base de confiance et je filtre après ». Toby fait tout pour s’exposer le moins. « Mes clients ne connaissent pas mon vrai prénom. J’ai plusieurs puces pour mon téléphone. J’ai des méthodes personnelles, je ne dévoile pas tout. Je suis quelqu’un de très discret, avec eux, encore plus ». Toby donne rendez-vous aux acheteurs dans des lieux convenus avec eux auparavant : des endroits festifs très fréquents, parfois dans des parkings, mais la plupart du temps au domicile direct du client. Autre méthode : Toby prévoit toujours exactement la quantité de la commande en cours et n’hésite pas à retourner chez lui pour récupérer les suivantes.

« Je prends mes sous moi aussi »

Après cette première livraison, Toby retourne chez lui récupérer la marchandise de la prochaine tournée. « On s’arrêtera en plein Paris s’il vous plaît Monsieur, à Oberkampf », lance Toby au chauffeur, de retour dans son véhicule. La prochaine cliente est une femme. « C’est une Anglaise. Elle vient souvent à Paris pour le boulot. Je l’ai rencontrée il y a quelques années déjà dans une soirée. Elle cherchait un mec réglo et discret. Elle m’appelle souvent et a même filé mon contact à ses amis quand ils viennent visiter Paris ».

Arrivés à destination, Rachel est déjà dehors et attend devant son hôtel. Elle s’apprête à partir avec une copine en soirée et souhaite s’approvisionner avant de partir. Toby demande au chauffeur s’il peut rester, il n’en aura pas pour longtemps. Toby parle plutôt bien l’anglais : il échange quelques mots, claque une bise et remonte dans la voiture. « J’ai mieux appris l’anglais avec des gens comme elle qu’avec mes profs d’anglais. Au début j’utilisais Google translate, maintenant je me débrouille tout seul ». Le chauffeur est plutôt content à enchaîner les courses. Il semble d’ailleurs avoir compris ce qu’il se passait. « Je prends mes sous moi aussi ». En cas de contrôle, il assure que « l’application n’est pas illégale ». « Ça ne me fait pas peur », répond-il.

« Dans mon école, tout le monde se fait livrer »

Lana, la prochaine cliente, vit en plein cœur de Paris. L’aller retour en Heetch lui coûtera 20 euros. La jeune fille a passé commande avec son petit copain. Toby l’avait rencontrée à l’étranger pendant ses vacances. Même à des milliers de kilomètres de Paris, la stratégie de fidélisation est toujours en marche. Un an plus tard, ils sont toujours en contact.

Étudiante en marketing, Lana organise souvent des soirées chez elle, dans un quartier très chic du 9ème arrondissement. Elle et ses amies ont l’habitude de recourir à des vendeurs de drogue à domicile. « Dans mon école, tout le monde se fait livrer« , explique-t-elle. Ce qui est marrant avec lui c’est que c’est toujours rapide. Il y a toujours un mec qui l’attend dans sa voiture. Ça fait un peu patron d’entreprise très occupé qui vient avec son chauffeur. Se faire livrer, c’est forcément payer plus cher, mais on diminue les risques de se faire prendre par la police ».

10 000 euros par mois environ

Toby reste très discret sur les recettes que son trafic génère. Il lâche difficilement un prix : environ 10 000 euros par mois, affirme-t-il. Pour ce soir, en moyenne, c’était 250 euros par client, tarif du transport inclus. « J’essaie de me donner un objectif à atteindre en terme de recettes par mois, je le dépasse rarement. Quand il est atteint, je m’arrête. Quand c’est calme, c’est pas plus mal ça m’oblige à me poser un petit peu ».

Le jeune homme n’a pas encore d’enfants, il a une petite copine, parfaitement au courant de son activité illégale. « On en parle pas trop, elle sait que je fais ça de temps en temps. L’argent ne tombe pas du ciel, elle en profite aussi et elle sait que c’est surtout pour nous construire un avenir à elle et moi. Tant que je fais ça, je ne ferai pas d’enfants. J’ai un objectif, c’est ouvrir mon propre commerce. Dans quel secteur ? Je ne sais pas trop exactement, peut être l’immobilier ou la vente de voitures. Là ce sera légal, je sais que ça va être dur de s’en détacher car l’argent facile c’est toujours compliqué de s’en passer. La tentation sera là ». Il en est persuadé : il arrivera sans problème à raccrocher définitivement sans pour autant être capable de donner une date de fin.

Peine encourue : 10 ans d’emprisonnement

Toby le sait, son activité est extrêmement dangereuse. Pourtant, quand on l’interroge sur les risques à exercer cette activité illégale, on le sent plutôt à l’aise. « Je sais que c’est un délit, que ce n’est pas bien, mais ça me fait vivre et je ne vais pas faire ça toute ma vie ». Vu le contexte actuel, la présence policière est partout, les contrôles routiers également. Ce soir, il y a même des policiers qui continuent de manifester pour la sixième nuit consécutive dans les rues de Paris. Toby reste confiant et affirme ne pas avoir peur. « Même quand j’ai sur moi, je ne montre rien. Parfois, les yeux nous trahissent. Je reste moi-même« . Pourtant, Toby s’expose à de lourdes peines de prison : le code pénal prévoit dix ans de peine d’emprisonnement en cas de « transport, de détention, offre, vente ou achat de stupéfiants ». Toby a commencé ce « business » pour « gagner du temps et de l’argent ». Mais en cas d’interpellation puis de jugement, il risque très gros et perdra finalement beaucoup plus de temps qu’il espérait en gagner.

La nuit n’est pas finie. Toby a encore quelques commandes qu’il continuera à livrer en Heetch. Au programme ce soir : des musiciens/DJ, une autre touriste, une bande de copines de 19 ans. C’est Toby lui-même qui fixe ses horaires. La livraison à domicile peut parfois durer jusqu’à l’aube, surtout les samedis soirs. Il est 3 heures du matin. Le téléphone sonne à nouveau. Toby nous quitte, petit clin d’œil et sourire en coin en nous lançant : « les affaires reprennent ! »

Mohamed MEZERAI

* Le prénom a été modifié

Portrait publié le 24 octobre 2016

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